RIG 2023 - Thaïlande

Un coup d'État permanent contre l'information

Le journaliste thaïlandais Pravit Rojanaphruk devant une base militaire à Bangkok où il a été convoqué le 25 mai 2014. Pravit Rojanaphruk est un journaliste thaïlandais pro-démocratie. Il est un fervent défenseur de la liberté d'expression, ce qui lui a valu d'être détenu pour "ajustement d'attitude" à deux reprises par la junte au pouvoir. En 2017, et en reconnaissance de ses reportages critiques, il a reçu le prestigieux Prix international de la liberté de la presse du Comité pour la protection des journalistes. (Photo STR / AFP PHOTO)

Le journaliste thaïlandais Pravit Rojanaphruk devant une base militaire à Bangkok où il a été convoqué le 25 mai 2014. Pravit Rojanaphruk est un journaliste thaïlandais pro-démocratie. Il est un fervent défenseur de la liberté d'expression, ce qui lui a valu d'être détenu pour "ajustement d'attitude" à deux reprises par la junte au pouvoir. En 2017, et en reconnaissance de ses reportages critiques, il a reçu le prestigieux Prix international de la liberté de la presse du Comité pour la protection des journalistes. (Photo STR / AFP PHOTO)

Introduction

Depuis la fin de l’année 2013, le “pays du sourire” porte mal son nom. Ou peut-être s’agit-il du yin haeng, ce sourire sec, presque forcé, qui compte parmi les 18 sourires officiels répertoriés par le dictionnaire de l’Institut royal thaïlandais. La Thaïlande, qui signifie « le pays des hommes libres » a en effet traversé de 2013 à 2014 une crise majeure caractérisée par une importante contestation à l’encontre du gouvernement qui, après un bilan officiel de 28 morts et près de 1000 blessés, s’est soldée par un coup d’État militaire et une installation au pouvoir durable d’une junte autoritaire et liberticide. Dix ans plus tard, le constat demeure alarmant : entre 2020 et 2022, le Thaï Lawyer for Human Rights, groupe d’avocats défenseurs des droits de l’homme formé après le coup d’État, a recensé 201 personnes ayant été arrêtées pour “crime de lèse-majesté”, autrement dit pour diffamation envers la monarchie.

C’est dans ce contexte que nombreux de nos interlocuteurs ont souhaité témoigner sous couvert d’anonymat, par peur d’éventuelles répercussions. A la demande de certains d’entre eux, nous avons dû échanger via des messageries cryptées comme le service Signal de manière à échapper à la surveillance des autorités thaïlandaises. D’autres nous ont confié préférer rester silencieux en cette période d’élections législatives qui se dérouleront le 14 mai prochain. 

C’est donc une Thaïlande moins idéaliste que réaliste, loin de sa représentation par les clichés touristiques qui n’envisagent que ses plages de rêve, son excellente gastronomie et son folklore coloré, que nous allons présenter.

(Photo Nick Nostitz)

(Photo Nick Nostitz)

La formation des journalistes thaïlandais, entre propagande et communication

Les manifestants de Suthep le 15 novembre 2013 (Photo Nick Nostitz)

Une manifestation d’étudiants à Bangkok (Thaïlande), le 25 juillet. (Photo : JORGE SILVA / REUTERS)

La formation des journalistes thaïlandais, entre propagande et communication

“[Les journalistes] jouent un rôle important en soutenant les actions du gouvernement”, voici l’opinion du Premier ministre thaïlandais Prayut Chan-ocha sur la question de l’utilité des médias. Dans un pays réputé pour ses plages et ses activités touristiques, la liberté d’expression est limitée. 

« Ce n’est pas un pays accueillant si tu veux faire du journalisme indépendant », constate Philippe Plénascote, ancien rédacteur en chef et directeur d’édition du journal francophone, Gavroche, en Thaïlande. Contrairement à la France, il n’existe aucune école spécifique au journalisme. Ils suivent donc, pour la majorité, une licence en communication avec une spécialisation en journalisme. La fusion entre la communication et le journalisme posent certains questionnements, quant à l’utilisation des médias par le gouvernement. La majorité des audiences audiovisuelles sont concentrées sur six chaînes nationales.

En général, Les futurs journalistes et les étudiants font face à la propagande qui se trouve au sein même de leur formation et surtout dans leur éducation : « Au cinéma, on devait se lever pendant l’hymne royal avant le film. Aujourd’hui, la situation a changé avec la nouvelle génération d’étudiants, ils sont demandeurs d’une éducation plus ouverte, plus critique, ils n'ont plus peur d’affronter idéologiquement leurs familles », raconte Philippe Plénascote. La propagande prend une place considérable dans l'information et des lois y sont associées pour pouvoir les contrôler. « On a des restrictions sur la façon d’exercer le métier (...) il y a des lois sévères où n’importe qui peut porter plainte contre un journaliste pour diffamation et d’autre qui restreigne la liberté de la presse et celle des magazines qui souhaitent être indépendants », souligne l’ancien rédacteur en chef qui donnait également des cours de français du journalisme en licence de lettres. La propagande se traduit de différentes manières, par exemple, tous les jours, les chaînes publiques ont l'obligation de diffuser, entre 20 h 30 et 21 h, un clip de propagande centrée sur les bienfaits du pouvoir monarchique.

« Nous devons passer un contrôle du casier judiciaire chaque année pour obtenir notre carte de presse [...]”

Les journalistes officiels possèdent tout de même une carte de presse, délivrée sous condition : « Nous devons passer un contrôle du casier judiciaire chaque année pour obtenir notre carte de presse. Ce processus implique que l’on prenne ses empreintes digitales tous les ans », témoigne Panu Wongcham-um, l’ancien président du club des correspondants étrangers en Thaïlande, FCCT (Foreign Correspondent’s Club of Thailand). Ce moyen de pression n’empêche pas la presse de rester critique même si la liberté d’expression reste limitée et restreinte « si on ne les limitait pas, les journalistes seraient beaucoup plus virulents et ils seraient peut-être plus enclins à essayer de chercher et gratter quelques affaires », imagine l’ancien professeur.

Philippe Plénascote réside depuis 35 ans en Thaïlande, mais garde un esprit critique de ce pays : « On a l’image d’un paysage paradisiaque, très accueillant [la Thaïlande] fait d’ailleurs partie des pays les plus importants au niveau touristique, mais derrière ça il y a une réalité locale qui est complètement différente, c’est comme un miroir ». Un miroir, derrière lequel la liberté d’expression est contrôlée et où la famille royale est intouchable.

Jeanne Bienvenu

Thaïlande : le crime de lèse-majesté, une arme juridique contre la liberté d'expression

Des soldats se dirigent vers les "chemises rouges" sur la route de Dinso le 10 avril 2010 (Photo Nick Nostitz)

Des soldats se dirigent vers les "chemises rouges" sur la route de Dinso le 10 avril 2010 (Photo Nick Nostitz)

Thaïlande : le crime de lèse-majesté, une arme juridique contre la liberté d'expression 

Natthanit Duangmusit, Ampon Tangnoppakul, Daranee Charnchoengsilpakul, Jaran Ditapichai ou encore Parit Chiwarak. Tous ces noms ne vous évoquent peut-être rien ; pourtant, ils ont tous un seul et même point commun. Sujet sensible et controversé, le crime de lèse-majesté soulève de nombreuses inquiétudes quant à la liberté d'expression et aux droits de l'homme. Depuis des décennies, le pays possède des lois strictes contre la diffamation de la monarchie et des membres de la famille royale, qui ont souvent été utilisées pour museler les critiques politiques et étouffer la dissidence. 

Depuis de nombreuses années, la monarchie thaïlandaise bénéficie d'une protection juridique renforcée, avec des lois strictes visant à réprimer toute critique ou atteinte à son prestige. Parmi ces lois se trouve le crime de lèse-majesté, qui se définit comme toute parole, tout écrit ou tout geste qui insulte, diffame ou menace la monarchie thaïlandaise. Cette infraction est punissable par une peine maximale de 15 ans de prison, ce qui en fait l'une des lois les plus sévères de ce type dans le monde. Les critiques affirment que cette loi est utilisée de manière arbitraire pour faire taire les voix rebelles, notamment les journalistes, les militants politiques et les universitaires. 

Une loi archaïque aux conséquences dramatiques 

Depuis le coup d'État militaire de 2014, le nombre d'arrestations pour lèse-majesté a considérablement augmenté. Les autorités thaïlandaises ont intensifié la répression des critiques envers la monarchie, en particulier sur les réseaux sociaux. En vertu de la loi de cybercriminalité, les internautes peuvent être poursuivis pour avoir diffusé des messages considérés comme insultants ou menaçants envers la famille royale. « Le nombre de cas est de plus en plus élevé. Si vous regardez les statistiques de l’ONG Thaï Lawyers for Human Rights (TLHR), vous pourrez constater à quel point la tendance des cas est à la hausse », insiste Chiranuch Premchaiporn, accusée de crime de lèse-majesté en 2008. Ancienne rédactrice du site d’information thaïlandais Prachatai, elle a été accusée de n’avoir pas assez rapidement retiré du forum, les commentaires d’un internaute considérés comme insultants à l’égard de la monarchie thaïlandaise. Pour elle, le problème est à travers la structure étatique du pays.

« Il y a une partie de la loi qui donne un pouvoir spécial au roi, ce qui suscite des doutes quant à l'existence d'un conflit avec le concept de monarchie constitutionnelle. [...] C'est comme si nous revenions à une monarchie absolue plutôt qu'â une démocratie. »

Mais elle n’est qu’un cas parmi tant d’autres. Cette répression a atteint son paroxysme avec l'arrestation de l'activiste politique Arnon Nampa, qui avait critiqué ouvertement la monarchie lors d'une manifestation étudiante en août 2020. Inculpé pour plusieurs infractions, dont celle de lèse-majesté, il risque une peine de prison pouvant aller jusqu'à 15 ans. Cette arrestation a déclenché une vague de protestations dans le pays et une condamnation internationale. 

Un flou persistant autour des chiffres et des conséquences judiciaires 

Malheureusement, les chiffres précis concernant le nombre d'arrestations et de condamnations pour le crime de lèse-majesté en Thaïlande ne sont pas facilement accessibles ou régulièrement communiqués par les autorités thaïlandaises. Cela est en partie dû au fait que la loi sur la lèse-majesté est souvent utilisée comme une arme pour faire taire les voix critiques de la monarchie, plutôt que pour poursuivre des actes réellement offensants envers celle-ci. 

Il est important de noter que la récente vague de protestations en Thaïlande, qui a commencé en 2020, a mis en lumière la répression croissante contre les critiques de la monarchie, y compris l'utilisation abusive de la loi sur la lèse-majesté. De nombreux militants et manifestants ont été arrêtés et inculpés pour des infractions liées à la lèse-majesté, et certains ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Pour le correspondant France24 pour la Thaïlande, Constantin Simon, ces scènes sont quotidiennes. « Il y a des personnes qui sont arrêtées, relâchées, emprisonnées. […] Il y a des gens qui se mettent en grève de la faim comme le mois dernier. » En tout état de cause, le manque de transparence sur les statistiques concernant les arrestations et les condamnations pour lèse-majesté en Thaïlande souligne l'importance de continuer à faire pression pour la suppression de cette loi draconienne, qui limite la liberté d'expression et viole les droits de l'homme. 

Un enjeu à l’échelle mondiale 

De nombreuses organisations de défense des droits de l'homme, y compris Amnesty International et Human Rights Watch, ont appelé à la suppression de la loi sur la lèse-majesté en Thaïlande. Ils ont dénoncé la façon dont elle est utilisée pour réduire au silence les critiques politiques et ont demandé la libération immédiate des prisonniers politiques détenus pour des infractions liées à la lèse-majesté. Malgré les pressions internationales, les autorités thaïlandaises restent fermes sur leur position, affirmant que la loi sur la lèse-majesté est nécessaire pour protéger la monarchie et les traditions du pays. Dans un communiqué, le secrétaire général de la Fédération Internationale pour les Droits Humains ( FIDH), Adilur Rahman Khan, confie ses craintes. « Au rythme actuel des poursuites, et compte tenu des taux de condamnation traditionnellement élevés dans les procès pour lèse-majesté, la Thaïlande pourrait bientôt devenir l’un des pays comptant le plus grand nombre de prisonniers et prisonnières politiques dans la région. Le gouvernement thaïlandais doit mettre immédiatement un terme à cette épidémie de lèse-majesté et se conformer à ses obligations internationales en matière de droits humains. »

Pour les défenseurs de la liberté d'expression, la loi est un outil utilisé pour bâillonner la dissidence et restreindre les droits de l'homme. Le débat sur la lèse-majesté en Thaïlande est donc loin d'être terminé, mais il est important de continuer à défendre la liberté d'expression et les droits de l'homme dans ce pays en évolution rapide. Le débat sur la lèse-majesté en Thaïlande est donc loin d'être clos. La répression contre les critiques de la monarchie se poursuit, tandis que les appels à la suppression de cette loi se multiplient. Il soulève des enjeux cruciaux en matière de protection des libertés fondamentales et des droits de l'homme, qui méritent une attention soutenue de la part de la communauté internationale. 

Océane Boisseleau

La corruption gangrène le travail des journalistes en Thaïlande

Police, administration, entreprises privées... la corruption se retrouve a tous les étages de la société et les journalistes n'échappent pas a la tentation. (Photo Nick Nostitz)

Police, administration, entreprises privées... la corruption se retrouve a tous les étages de la société et les journalistes n'échappent pas a la tentation. (Photo Nick Nostitz)

La corruption gangrène le travail des journalistes en Thaïlande

Le pays se place au 101e rang sur 180 sur l’index de la perception de la corruption édité par l’ONG Transparency

Le secrétaire général adjoint de la lutte contre la corruption licencié… pour corruption ! En septembre 2022, la nouvelle est symbolique pour la Thaïlande, classée au 101e rang sur l’index de la perception de la corruption édité par Transparency. Une position stable depuis de nombreuses années. « C’est un sport national ici ! », prévient Philippe Plenacoste, fondateur du média en ligne francophone Gavroche Thaïlande et professeur de journalisme dans une université. « Elle est vraiment ancrée profondément dans notre pays », regrette Noraphon Pacharoen, journaliste international pour Thaï Agency. Le local se sent désemparé face à l’ampleur du phénomène : « Nous pouvons seulement rendre compte des affaires et des problèmes liés à la corruption. Nous pouvons critiquer les politiciens qui sont impliqués dans la corruption. Mais nous sommes cantonnés à notre rôle de journaliste, pas de militant. »

La corruption, la liberté d’expression et la presse sont corrélées avec les mouvements politiques qui secouent le pays. « La tension se réduit depuis quelques années, mais avant, dans les années 2010, c’était plus compliqué de travailler », explique Noraphon Pacharoen.

L'indice de corruption suit les mouvements de contestation dans le pays. Source : transparency.org

L'indice de corruption suit les mouvements de contestation dans le pays. Source : transparency.org

La corruption fait presque « partie intégrante » de l’économie thaïlandaise selon Nick Nostitz, photojournaliste allemand indépendant. Il poursuit : « On m’a déjà proposé des sommes pour que je me taise pendant les manifestations en 2010. »

Une protection des sources inexistante

Depuis le « Code d’éthique pour les membres du conseil de la presse de Thaïlande » ratifié en 1997, les médias doivent faire référence à la source, que l'information provienne d'un texte imprimé ou d'une personne (Objet 10). « Trouver des preuves pour faire son travail n’est vraiment pas facile en Thaïlande », explique Noraphon Pacharoen. Peu nombreux sont les journalistes qui s’intéressent aux questions de corruption, avancer des faits sans les sourcer « c’est s’exposer à des poursuites ».

« Toute la société est enracinée dans le mécénat, il y a une injonction à disparaître dans la hiérarchie », analyse Nick Nostitz. S’attaquer à une institution ou une personne est risqué dans le royaume, les lois informatiques ou sur la diffamation sont « très strictes ». Le journaliste britannique Jonathan Head en avait d’ailleurs fait les frais en 2017 tandis qu’il avait révélé une arnaque immobilière. À l’époque, le responsable Asie-Pacifique de Reporter Sans Frontières Benjamin Ismaïl avait urgemment demandé « la réforme ou l’abrogation » de ces lois « utilisées pour harceler les journalistes et les blogueurs ».

Les journalistes ont la possibilité d’investiguer sur des affaires de corruption en Thaïlande, mais « en prenant d’énormes risques » selon Nick Nositz. Pour ces raisons, la plupart des articles du site indépendant Pratchathaï - qui révèle souvent des affaires – ne sont pas signés. L’autocensure est souvent l’option choisie par les journalistes thaïlandais qui « luttent pour survivre financièrement », se désole Noraphon Pacharoen. « Un bon appartement et un salaire mensuel confortable » sont souvent plus attractifs selon le photojournaliste allemand. Toutefois, il existe des journalistes étrangers ou locaux qui sortent des affaires, protéger par leur nationalité ou sous couvert d’anonymat.

Victor Letisse - - Pillon

Les journalistes étrangers dans le royaume, entre surveillance et menace

Le photojournaliste allemand Nick Nostitz ainsi que des journalistes étrangers couvrant une manifestation en 2013 (Photo : Nick Nostitz)

Le photojournaliste allemand Nick Nostitz ainsi que des journalistes étrangers couvrant une manifestation en 2013 (Photo : Nick Nostitz)

Les journalistes étrangers dans le royaume, entre surveillance et menace

Difficultés pour obtenir et prolonger leur visa de travail, pressions exercées sur les associations qui leur sont dédiées, violences et menaces à leur encontre… les journalistes étrangers ne sont pas toujours les bienvenus en Thaïlande. Ils représenteraient une « menace pour la sécurité interne du pays », selon un journaliste thaïlandais témoignant sous couvert d'anonymat par peur d'éventuelles représailles.

Fin juin 2015, un porte-parole de la junte militaire affirmait, lors d’une conférence de presse, qu’« il n’y a aucune politique visant à empêcher les journalistes étrangers de renouveler leur visa ou de chercher à travailler en Thaïlande ». Moins d’un an plus tard, le Bangkok Post révélait que le ministère thaïlandais des Affaires étrangères allait durcir les conditions d’obtention des visas « médias » pour les journalistes étrangers. Son objectif : endiguer les informations que le gouvernement juge « erronées ». Depuis, la demande de visa est devenue « un processus plus ardu et plus exigeant », indique Panu Wongcham-um, ancien président du Club des correspondants étrangers de Thaïlande (FCCT).

« Tout est fait pour nous décourager »

Plusieurs journalistes de la presse étrangère ont fait part au FCCT de difficultés pour obtenir ou renouveler leur visa de travail. Constantin Simon, correspondant en Thaïlande pour la chaîne de télévision France24, a attendu neuf mois avant de pouvoir posséder le sien. Il décrit les difficultés rencontrées par les journalistes étrangers pour obtenir leur visa « médias » : « C’est un enfer ! Tous les mois, on nous demande un certificat de police. Tout est fait pour nous décourager. Ils ne veulent clairement pas des journalistes étrangers. » Pour pouvoir renouveler son permis de travail, le correspondant explique qu’il devra présenter des sujets qu’il a réalisés. Des sujets qui ne devront pas établir un portrait négatif du royaume.

Dans une interview anonyme - par peur d’éventuelles répercussions - un ancien correspondant français envoyé en Thaïlande affirme que le gouvernement cherche à s’assurer que les journalistes étrangers ne sont pas trop critiques quand ils couvrent le « régime militaire et la monarchie ». D’après lui, une « autocensure » s’exerce sur les papiers traitant de sujets dits « sensibles » : « Si l’on est trop critiques envers la royauté, il y a des chances pour que notre visa et nos accréditations ne soient pas renouvelés. »

En cause, un pays craignant pour son image à l’internationale, mais également à l’échelle nationale. « Les médias étrangers représentent une menace pour la sécurité interne, car l’opposition thaïlandaise lit la presse étrangère et traduit les articles en thaï de façon à faire de la propagande antigouvernementale », estime un journaliste thaïlandais interrogé sous couvert d’anonymat pour les mêmes raisons que le correspondant étranger . Il illustre le raisonnement de la junte quant aux journalistes étrangers en expliquant qu’« elle ne peut pas les contrôler du fait qu’ils travaillent pour des médias libres et indépendants ».

Le FCCT, cible stratégique

Afin d’empêcher les ONG et acteurs thaïlandais de l’information de gagner en visibilité internationale ou de susciter une couverture médiatique étrangère qui propagerait davantage leur travail de documentation des violations des droits de l’homme, le Conseil National de l’Ordre et de la Paix (NCPO), autrement dit l’institution militaire thaïlandaise, n’a cessé d’accroître sa pression à l’encontre du FCCT. Le club héberge régulièrement des conférences de presse et des débats auxquels participent journalistes, intellectuels et officiels du gouvernement.

« Entre 2014 et 2019, il y a eu plusieurs occasions où le FCCT a subi des pressions de la part du régime », signale son ancien président, Panu Woncham-um. En juin 2015, pas moins de trois événements organisés par le Club sont annulés sur ordre du NCPO et de la police : une conférence de presse de l’organisation locale Thai Lawyers for Human Rights, groupe d’avocats-défenseurs des droits de l’homme formé après le coup d’État, une discussion sur « l’article 112 (texte de loi qui protège la monarchie de toute diffamation, autrement appelé « crime de lèse-majesté ») et son rôle dans la société thaïlandaise », ainsi qu’un événement organisé par Human Rights Watch sur les violations des droits de l’homme au Vietnam. Si la junte est devenue plus souple ces dernières années, les relations entre cette dernière et le club n’en demeurent pas plus « chaleureuses ». Elles oscillent entre « intimidation » et « appels à la compréhension et collaboration ».

« J’étais constamment surveillé […] trois à quatre membres des services de renseignements me suivaient »

Entre violences et menaces, les journalistes étrangers ne sont pas épargnés. « Mon cauchemar a débuté le 25 novembre 2013 », témoigne le photojournaliste indépendant allemand Nick Nostitz, considéré comme celui ayant couvert au plus près les manifestations politiques de 2010 et la répression militaire consécutive. Ce jour-là, il est violemment pris à partie par des manifestants anti-gouvernement après avoir été désigné comme un soutien du pouvoir par l’un des leaders de la contestation.

Cette agression est suivie d’une campagne de dénigrement en ligne massive, y compris de la part de médias locaux, de menaces de mort à répétition et d’une tentative d’enlèvement quelques jours après le coup d’État militaire. « Travailler était devenu impossible. J’étais constamment surveillé. Quand j’apparaissais dans la rue, trois à quatre membres des services de renseignements me suivaient. À ce moment-là, j’ai réalisé qu’il fallait que je quitte la Thaïlande. » En octobre 2016, Nick Nostitz, qui a passé 23 ans dans le pays, a ainsi été contraint de le quitter pour construire une nouvelle vie en Allemagne. Selon Don Pramudwinai, vice-premier ministre et ancien ministre des Affaires étrangères de la Thaïlande, près de 500 reporters étrangers exerceraient dans le pays.

Valentine Brevet

Les médias thaïlandais à l'épreuve de l'autocensure

Des "chemises rouges", mouvement pro-démocratie et anti-armée, le 13 février 2011 (Photo Nick Nostitz)

Des "chemises rouges", mouvement pro-démocratie et anti-armée, le 13 février 2011 (Photo Nick Nostitz)

Les médias thaïlandais à l’épreuve de l’autocensure 

Avec 19 coups d’État depuis l’abolition de la monarchie absolue en 1932, la Thaïlande se trouve au sein d’une perpétuelle instabilité médiatique. Tantôt contrôlée par les militaires, tantôt polarisée et partisane, la presse s’articule en fonction des forces en présence. La ligne rouge à ne pas franchir devient floue pour les journalistes et l’autocensure apparait comme une protection substantielle.

En 2010, on observait des médias pros chemises-rouges soutenant l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, renversé par un coup d’État militaire en septembre 2006. En face, il y avait les médias pro chemises jaunes, royalistes et membres de la classe moyenne urbaine qui s'opposaient catégoriquement à M. Thaksin. Correspondant en Thaïlande pour France 24,  Simon Constantin se remémore l’évènement : « En 2010, c’était la guerre ! C’est pendant les chemises rouges que j’ai compris que ce n’était pas le pays du sourire », déclare-t-il.

Selon Noraphon Pacharoen, chef du département des actualités étrangères à Thaï News Agency, cette opposition n’est plus d’actualité entre les médias thaïlandais. « Pendant les manifestations, les journalistes devaient être très prudents lorsqu'ils étaient sur le terrain pour couvrir l'actualité, en particulier lorsque les protestations ou les manifestations des deux camps avaient lieu. La violence pouvait survenir à tout moment lors des affrontements, indique-t-il. Désormais, il n'y a plus de tension entre les chemises rouges et les chemises jaunes ni de division claire des médias thaïlandais de part et d'autre du clivage de "couleur" ».

La presse muselée par la junte militaire

Si le champ médiatique s’est dépolarisé, la fin des manifestations n’a pas permis aux journalistes d’obtenir une réelle indépendance pour autant. La censure grandit durant le coup d’État de 2014. Le 22 mai, le commandant en chef de l’armée royale thaïlandaise Prayut Chan-ocha revendique le coup d’État lors d’une annonce télévisée. Une junte militaire, connue sous l’appellation de « Conseil national pour la paix et le maintien de l’ordre » prend alors le contrôle des médias pour assurer la « fiabilité des informations ». Suite à cette loi martiale, dix médias de renoms sont censurés puis fermés par la junte militaire. Prayut Chan-ocha va jusqu’à déclarer sans complexe qu’il « exécuterait probablement » les journalistes qui « ne rendraient pas compte de la vérité ». Sept ans plus tard, on le surprenait en tant que Premier ministre à asperger avec désinvolture des journalistes à l’aide de gel hydroalcoolique.

Si les menaces contre la presse existaient avant l’arrivée des militaires au pouvoir, elles sont exacerbées par le climat de tension politique créé par les militaires. Loin de devoir seulement composer avec l’autoritarisme imprévisible de la junte, les journalistes sont souvent pris à partie par les factions politiques en jeu, qui guettent chaque écart de part et d’autre de leur propre ligne fictive de « neutralité » qu’ils ont l’intention de leur imposer, souvent à défaut de pouvoir s’attirer une couverture favorable.

La monarchie, un régime intouchable

Si une digitalisation des médias s’opère et permet, à l’aide de ce nouveau support, d’échapper au contrôle des autorités gouvernementales, l’information reste majoritairement étatique, avec une forte empreinte royaliste. La plupart des chaînes publiques et des radios sont détenues par les militaires. Avec le crime de lèse-majesté, la famille royale est devenue une entité intouchable et jouit d’une transcendance médiatique.

Une autocensure variable en fonction du type de journalisme

En fonction du type de journalisme pratiqué, la censure est plus ou moins importante. La volatilité des médias digitaux permet aux journalistes de s’exprimer plus librement. Entre le correspondant à France 24 Simon Constantin et le journaliste Philippe Plenacoste ayant travaillé dans un journal d’opposition, la perception du régime varie drastiquement : « Ce n’est pas la junte birmane ! », rassure Simon Constantin, correspondant pour France 24 en Thaïlande. « On est dans une semi-démocratie […]. Il y a certainement une mainmise des élites sur les médias, mais il y a quand même une liberté de s’exprimer dans le pays, sauf sur un sujet c’est le roi », déclare le journaliste indépendant. Pour Philippe Plenacoste, le constat est bien plus noir. « Il y a des opposants politiques et des journalistes qui sont encore emprisonnés. » S’autorisant une comparaison entre la Thaïlande et le régime chinois, il pointe les freins à la profession du journaliste. « La religion est intouchable, le roi est intouchable et ça n’a pas évolué aujourd’hui, on ne peut pas s’exprimer en toute liberté ». Selon lui, il y aurait une interdépendance entre le pouvoir et le milieu du juridique. Il est ainsi difficile de s’exprimer en tant que journaliste indépendant avec les différentes lois qui régissent voir empêche l’exercice libre de la profession.

Le classement Reporters Sans Frontières situe la Thaïlande à la 115e place sur 180 dans le classement mondial de la liberté de la presse 2022, soit 22 places de moins dans le classement depuis 2021. La presse a repris du terrain depuis le coup d’État militaire de 2014, récupérant simplement sa position antérieure à cet évènement. Selon ce dernier, « le jour où ce classement descendra sous les 100 ou les 50, c’est que le système politique aura changé, et il y aura probablement plus de royalistes au pouvoir, voire de roi, de monarchie ». Pour le moment, il n’y a pas de réelle amélioration.

Noah Bergot

Être un média indépendant relève du sport de combat

La journaliste thaïlandaise Mutita Chuachang devant son bureau de Prachatai à Bangkok. Elle a remporté le prix Kate Webb 2015 de l'AFP pour son reportage sur le crime de lèse-majesté. (photo : Christophe ARCHAMBAULT / AFP)

La journaliste thaïlandaise Mutita Chuachang devant son bureau de Prachatai à Bangkok. Elle a remporté le prix Kate Webb 2015 de l'AFP pour son reportage sur le crime de lèse-majesté. (photo : Christophe ARCHAMBAULT / AFP)

Être un média indépendant relève du sport de combat

En Thaïlande, les médias indépendants du pouvoir ne sont pas nombreux. Il est difficile de travailler dans le contexte politique et d’avoir un modèle de financement stable. Quelques médias s’en sortent comme Prachatai.

Le « Conseil national pour la paix et l’ordre » est un bien doux euphémisme pour désigner la junte mise en place après le coup d’État de 2014 par le général Prayuth. Selon un ancien correspondant permanent en Thaïlande souhaitant garder l’anonymat, les militaires ont surveillé et censuré en permanence les journalistes et blogueurs indépendants. Avec les pleins pouvoirs, ils ont multiplié les convocations abusives et les détentions, s’attaquant régulièrement aux journalistes indépendants. Une dizaine sont partis en exil. Avec un cadre législatif liberticide et une justice aux ordres du pouvoir, toute critique du pouvoir de la junte est susceptible de déclencher une violente répression. Les élections de mars 2019, promises depuis des années, n’ont rien changé à cet état de fait. Le mépris du pluralisme affiché par la junte au pouvoir a été tel que la chaîne Voice TV, proche de l’opposition, a tout simplement été suspendue durant la campagne électorale. La pression envers les journalistes indépendants n’a pas évolué selon les journalistes locaux interviewés. Depuis 2014, deux journalistes thaïlandais de médias indépendants sont emprisonnés d’après le baromètre de Reporter Sans Frontières (RSF) : un blogueur de konthai.net et le rédacteur en chef, salarié, de Thai E-News.

Depuis le coup d'Etat du 22 mai 2014, les restrictions se sont durcies

Chiranuch Premchaiporn est l’ancienne directrice du site d'information thaïlandais indépendant Prachathaï. C’est un pure player créé en 2004 qui compte une quinzaine de journalistes à temps plein. Elle décrit des tensions dans la pratique du métier de journaliste depuis le coup d'État de 2014 : "Toutefois, la normalisation de l'autocensure représente le principal challenge auquel les journalistes professionnels font face". La confiance du public à l'égard des médias, qui subissent des critiques depuis quelques années, est en baisse : "La viabilité d'organes indépendants comme Prachatai est très fragile dans un tel contexte, relève-t-elle.

L'autre défi de Prachatai et de ses journalistes, est l'évolution rapide des technologies de l'information, "qui exige un apprentissage et une adaptation rapides de notre équipe, souligne la directrice générale. Prachatai a participé au projet 4M Asie de CFI Médias, qui a contribué au pluralisme des médias et a renforcé la cohésion nationale par la prise en compte des questions locales et communautaires.

Prochainement, les journalistes du portail d'informations seront de plus en plus encouragés à opter pour l'investigation. "Nous allons co-réaliser des reportages d'investigation avec des membres de la société civile ou issus du monde académique. Notre objectif, c'est que Prachatai participe à la construction d'une société qui place les droits de l'homme au cœur de ses valeurs fondamentales", conclut-elle.

Une cybermenace du gouvernement présente sur les médias indépendants, mais à relativiser

La loi sur la cybersécurité adoptée en février 2019, qui octroie encore plus de pouvoirs à l'exécutif, fait peser de nouvelles menaces sur la liberté de l'information en ligne. Dans la rédaction de Prachatai, si certains sont engagés sur des thématiques sociales comme l'égalité des sexes, la fin des discriminations sexuelles, les problèmes des personnes handicapées, d’autres ont couvert plusieurs coups d’État militaires. Et tout cela sur internet, dont le gouvernement menace régulièrement la coupure. Mais Chiranuch Premchaiporn explique qu’il faut relativiser, car ce n’est pas si simple que cela de couper l’accès aux sites pour les autorités.

En 2011, Chiranuch Premchaiporn a reçu le prix du courage en journalisme décerné par l'International Women's Media Foundation Chiranuch, célèbre défenseur de la liberté d'expression. Elle a été arrêtée et placée en détention sur la base d'accusations de lèse-majesté pour n'avoir pas retiré assez rapidement du site web ce que les autorités considéraient comme du matériel offensant. Le 30 mai 2012, le tribunal pénal a rendu son verdict dans lequel Chiranuch devait répondre de dix violations présumées de la loi de 2007 sur les crimes informatiques ; elle a été reconnue coupable d'un chef d'accusation et condamnée à un an de prison et à une amende de 30 000 bahts (environ 800 €), peine qui a ensuite été réduite à une peine de huit mois avec sursis et à une amende de 20 000 bahts. Chiranuch a fait appel auprès de la Cour d'appel et de la Cour suprême, qui ont toutes deux confirmé la sentence en 2015. Cette décision laisse un précédent : les intermédiaires Internet sont responsables du contenu de lèse-majesté en Thaïlande.

En juillet 2016, l'un des reporters de Prachatai a été arrêté avec trois autres personnes en vertu des dispositions de la loi sur le référendum de 2016, qui interdit toute campagne visant à rejeter le référendum constitutionnel thaïlandais de 2016. Les quatre personnes ont été libérées sous caution. À la suite de ces arrestations, les bureaux de Prachatai ont été perquisitionnés par la police, qui aurait enquêté pour savoir si le journal en ligne avait publié des documents en violation de la loi sur le référendum. Rien n'a été trouvé et, en 2018, le journaliste a été déclaré non coupable d'avoir enfreint la loi, tout comme les autres.

Un modèle de financement stable

L’argent est le nerf de la guerre. Prachatai repose sur un modèle alternatif. Le site web, disponible en anglais et en thaï, dispose de deux sources principales de revenus détail Chiranuch : « environ 85 % proviennent de donateurs et 15 % de la vente de bannières publicitaires, du plug-in Google Ads, et de la boutique en ligne qui propose des articles comme des t-shirts, des livres, etc. Cela nous permet d’avoir des revenus stables et d’être indépendant du pouvoir ». Le média a aussi développé une gamme de services : « nous réalisons des prestations de graphisme, d'organisation d'événements, des services de rapporteur, etc. Néanmoins, ces activités ne doivent pas entraver notre indépendance ou être en contradiction avec les valeurs fondamentales que nous défendons », ajoute la jeune femme. Sur le long terme, Prachatai envisage de diversifier ses sources de financement afin de conserver autant que possible sa liberté : « nous voulons éviter de nous appuyer sur un mode de financement unique ou prédominant. »

Baptiste Bozon

Conclusion

Ce que nous retiendrons de cette contre-enquête, c’est qu’au travers de la situation politique en Thaïlande, marquée par des coups d'État successifs et des troubles civils pendant des décennies, il y a une légère évolution du fait de l’implication de la jeunesse dans le débat public. Néanmoins, le coup d’État contre la liberté d’expression, et donc de l’information, est permanent.

Si le pays a gagné 22 places depuis 2021 dans le classement de la liberté de la presse établi par RSF, c’est principalement en raison d’une montée des régimes totalitaires dans le monde. La presse locale et en particulier la presse indépendante qui mène un combat quotidien pour une information juste et fiable, demeurent des cibles permanentes de la royauté.

Pour que la Thaïlande puisse retrouver une stabilité politique durable, les nouvelles générations doivent continuer de s'impliquer dans la vie politique du pays.

(Photo Nick Nostitz)

(Photo Nick Nostitz)

Noah Bergot Jeanne Bienvenu Océane Boisseleau Baptiste Bozon Valentine Brevet Victor Letisse - - Pillon

Nous remercions toutes les personnes qui ont accepté de témoigner et particulièrement Nick Nostitz qui nous a cédé les droits de ses photographies dans le cadre de notre travail.

(Photo Nick Nostitz)

(Photo Nick Nostitz)