[RIG 2023] Brésil

Journalisme en tension

Dans un pays parcouru en permanence de forces sociales telluriques, au sein d'un état continent dont le devenir conditionne largement celui de la planète, on imagine bien que le journalisme est un sport de combat. On n'imagine pourtant pas à quel point ! Ce dont on ne se doutait pas, c'est combien ce combat est difficile, quotidien et sur tous les fronts. Bien que le Brésil soit en paix et manifeste par la voie de son président Lula une grande neutralité sur la scène internationale et notamment par rapport à la guerre en Ukraine, exercer le métier de journaliste au Brésil ne ressemble décidement pas à une sinécure.

Le Brésil est un état continent, c’est la plus grande démocratie d’Amérique Latine. Avec 214 millions d’habitants et une superficie totale de 8,5 millions de km², soit 15 fois la France, il abrite une grande partie de la biodiversité de la Terre. Avec la forêt amazonienne, le Brésil est un pays clé pour toute l’humanité. Ce qu’il s’y passe est déterminant pour l’avenir de la planète. L'économie du pays est également extrêmement puissante et classe le Brésil en huitième position avec un taux de corruption dans la moyenne mondiale.

République fédérale, le Brésil est aussi un pays de contrastes, de multiplicités et parfois de grandes fractures, qu'elles soient spatiales, temporelles et sociales. De la politique à la culture, les divisions sont profondes. Aux dernières élections présidentielles, Lula l'a emporté de peu avec 50,8 % contre 49,2 % pour Bolsonaro . En proie à une violente polarisation politique, le pays est aussi très fragmenté entre différentes communautés, ethnies et populations.

Dans un pays présentant autant de diversité, de multiplicité, d'hétérogénïté, dans un pays aussi important, les journalistes sont appelés à jouer pleinement leur rôle d'information. Pourtant, si de grands titres et groupes de presse survivent, la presse indépendante est malmenée. La place de 110ᵉ sur 180 au classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse du Brésil manifeste malheureusement les difficultés bien réelles rencontrées dans l'exercice de la profession. Restons optimistes, un si grand pays a d'incroyables ressources. De nouvelles générations de journalisme sont formées. Elles sont plus attentives aux minorités, aux discriminations et prêtes à en découdre pour la démocratie.

Emmanuel Colombié, Guy Pichard, Andre Camara Raphael Alves, Priscila Fischer et Gustavo Ribeiro : ils ont témoigné pour le RIG de leur combat pour la presse au Brésil !

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TEASER

Le clan Bolsonaro face au groupe de presse Globo : une guerre sans vainqueur

Marco Thiollier

Crédit : MAXPPP / Antonio Lacerda

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Face aux attaques contre la presse de Bolsonaro, le groupe Globo, le premier groupe de presse indépendant au Brésil, s'est retrouvé en première ligne. Le principal opposant à cette déferlante nauséabonde a réussi à se maintenir, à résister aux pressions et parfois même à tirer quelques bénéfices d'une opposition mise en scène. Si Bolsonaro a finalement été battu aux dernières élections présidentielles, ces années de guerre ouverte ont cependant laissé des traces et profondément mis à mal toute une profession.

Le 3 mars 2020, lors d’un point presse à Brasilia, une scène surréaliste se produit, diffusée en direct sur les réseaux sociaux du gouvernement. Jair Bolsonaro se présente accompagné d’un humoriste déguisé en président. À sa doublure, le président demande de distribuer des bananes aux journalistes du Globo. À quoi rime une telle mise en scène ? Au Brésil, offrir une banane signifie implicitement "faire un doigt d’honneur".

Les attaques d’un président populiste

La cible n'a pas été choisie au hasard. Globo, avec TV Globo, sa chaîne de télévision très populaire au Brésil, ses titres de presse et ses dix-huit stations de radio, est un groupe indépendant du pouvoir. Bolsonaro ne le supporte pas. Le clan Bolsonaro, avec le président à la manoeuvre et ses fils en première ligne,  insultent, ridiculisent et menacent les journalistes de Globo. Reporter sans frontières recense 76 attaques contre le groupe et ses journalistes en 2021. Le Président a accusé Globo de faire "un journalisme pourri" et "sans scrupule" pour le chasser du pouvoir.  Le 21 juin, lors d’un déplacement du président à Sao Paulo, une journaliste du groupe Globo l'interrogeait sur son non port du masque. Bolsonaro lui répond grossièrement : "Ferme ta gueule. La Globo, c’est de la presse de merde, de la presse pourrie". Une autre journaliste du groupe l’avait interrogé en 2021 sur des soupçons de fraude du gouvernement fédéral. Le chef du gouvernement prend violemment à partie la reporter  : "Retourne à l'université, puis au lycée, puis en maternelle, ensuite tu pourras renaître !" Alors qu'un journaliste d'O Globo l'interrogeait sur des versements suspects sur le compte de sa femme, Bolsonaro lui répond encore tout aussi grossièrement : "J'ai envie de te fermer la gueule à coups-de-poing". Les exemples se multiplient à volonté. Le président s'est permis de ne pas répondre à la question d’un journaliste de O Globo car il avait "une tête de terrible homosexuel".

Une guerre ouverte 

Jair Bolsonaro n’a pas hésité à mettre des bâtons dans les roues de Globo. Le président a accusé le titre de rendre sa vie "infernale" et l’a menacé de ne pas renouveler sa concession en 2022. Il a également tenté de faire couler financièrement l’un des quotidiens du groupe "Valor Econômico". Le clan Bolsonaro considère Globo comme un ennemi et le fait savoir sur ses réseaux sociaux à ses partisans. "À bas la Globo !" pouvait-on entendre dans les manifestations pro-bolsona ristes.  Il s’agit d’une stratégie bien huilée dans le but de décrédibiliser les médias.  "Pour ne pas se faire agresser, on est obligé de venir en anonyme, sans logo sur le micro, pour se faire discret" explique Priscila Fischer, ancienne journaliste politique de chez Globo.

Globo fait de la résistance

Globo décide de l’horaire du coup d’envoi d’un match de football en fonction de certains impératifs publicitaires. Cela témoigne de la puissance de ce groupe. Face aux multiples pressions et attaques, Globo résiste et résiste encore. L’entreprise est trop puissante dans le pays et à l’international pour disparaitre. La famille Marinho à qui appartient le groupe est l’une des plus riches du pays. Gustavo Ribeiro, fondateur de the Brazilian Report nuance "Les journalistes de Globo ne sont pas non plus des héros. Ils ne vont pas couvrir les trafics de drogue dans les favelas ou enquêter sur la corruption locale. Dans ces cas précis, ils mettraient leur vie et celles de leurs proches en péril". Si la résistance de Globo face à Bolnaro a été réelle, elle n'était pourtant pas sans concession jusqu'à l'autocensure pour tenter d'éviter les conséquences les plus dramatiques.

Priscila Fischer quitte le Brésil

Faire du journalisme ce ne devrait pas être faire la guerre.  Pour Priscila Fischer, la situation n’était plus supportable. Elle s’est sentie obligée de quitter le Brésil pour sa sécurité "En plus des menaces du gouvernement, la population qui avant avait beaucoup de respect, s’est mise à nous attaquer. C’était trop dur. Globo n'a pas de structure pour protéger ses journalistes. J'ai déjà utilisé des voitures blindés pour les reportages mais pour rentrez chez moi en sécurité, il n'y a rien". Ce témoignage n'est pas unique. Entre auto-censure et menaces personnelles, bien d'autres journalistes ont raccroché.

Lula en sauveur ?

Avec Lula au pouvoir, c’est la fin d’un "cauchemar" qui n'est pas synonyme de retour de la liberté de la presse pour autant. Le groupe de presse Globo étant aussi très critique du gouvernement de Lula, l’actuel président. Le mot d’ordre est le même pour ses partisans que pour ceux de Bolsonaro : "À bas la Globo !". "C’est devenu une guerre ouverte où la Globo tape sur le président et où le président tape sur la Globo", raconte Emmanuel Colombié, qui a fondé le premier bureau de Reporter sans frontières en Amérique Latine. "Même si Lula est beaucoup plus ouvert, ce n’est pas un grand défenseur de la liberté de la presse au Brésil", ajoute-t-il. Dans ce climat tendu, Bolsonaro a fait son retour au Brésil jeudi dernier après trois mois d’absence.

La banane distribuée aux journalistes du Globo (DR)

La banane distribuée aux journalistes du Globo (DR)

La banane distribuée aux journalistes du Globo (DR)

Jair Bolsonaro et son double (DR)

Jair Bolsonaro et son double (DR)

Le groupe multimédia O Globo a été fondé en 1911 par Irineu Marinho avec le premier journal du soir au Brésil. A sa mort, son fils Roberto Marinho reprend le flambeau et crée TV Globo, première chaîne privée du Brésil et le plus grand groupe de médias du Brésil et d'Amérique Latine. Cet empire entièrement financé par la publicité ne dépend pas de l’argent du gouvernement contrairement à la plupart des médias locaux.

Le groupe multimédia O Globo a été fondé en 1911 par Irineu Marinho avec le premier journal du soir au Brésil. A sa mort, son fils Roberto Marinho reprend le flambeau et crée TV Globo, première chaîne privée du Brésil et le plus grand groupe de médias du Brésil et d'Amérique Latine. Cet empire entièrement financé par la publicité ne dépend pas de l’argent du gouvernement contrairement à la plupart des médias locaux.

Être journaliste au Brésil, cauchemar sous Bolsonaro, espoir sous Lula ?

Laura Hue

Jair Bolsonaro / Autres Brésils

Jair Bolsonaro / Autres Brésils

Infographie / Laura Hue

Infographie / Laura Hue

Autres Brésils

Autres Brésils

Victoire de Lula / Autres Brésils

Victoire de Lula / Autres Brésils

Populiste, le qualificatif correspond bien à ce qu'a été le gouvernement Bolsonaro. Un véritable cauchemar pour une presse brésilienne brocardée, caricaturée, trainée dans la boue en toutes circonstances par le Président lui-même mais aussi par son clan. Ce cauchemar n'a pris fin qu'avec l'élection en 2023 de Lula. Un tel déchaînement au sein de la plus grande démocratie d'Amérique du Sud laisse des traces.

"Être journaliste sous Bolsonaro, ça a été un cauchemar, il n’y a pas d’autre mot", "on m’a empêché de faire mon métier", "c’était un calvaire", tels sont les mots qui ressortent des témoignages de journalistes ayant travaillé au Brésil sous Bolsonaro. "Menteur", "vaurien », "tu fais honte !", "les journalistes sont une race en voie de disparition". Insultes, stigmatisations, humiliations, c’est un fait, Jair Bolsonaro déteste les journalistes.

Le « cauchemar » Bolsonaro

"Le Brésil, c'est un laboratoire gigantesque en termes de violation de la liberté de la presse, il y a de tout". Arrivé au Brésil à l’aube d’un long feuilleton politique chaotique, Emmanuel Colombié, journaliste pour RSF au Brésil pendant 8 ans, a couvert les élections de 2018 et la montée inattendue de Jair Bolsonaro. Un "vrai cauchemar" selon le journaliste.

Interview Emmanuel Colombié RSF - RIG 2023

"On a été insultés, pris à part, agressés notamment parce que Macron n’aime pas Bolsonaro, j’ai vécu cette haine et cette rage dans les manifestations. On nous empêche de faire notre métier", déplore Fanny Lothaire, correspondante de France 24.

Avant l’arrivée de Jair Bolsonaro les problématiques liées à la liberté de la presse existaient déjà. Il y avait des problèmes de concentration des médias, d'indépendance et de pluralisme avec un certain nombre de grandes familles qui baignent dans l’agrobusiness et détiennent les grands titres de presse Avant Bolsonaro les violences contre certains journalistes critiques, faisaient déjà partie du quotidien des journalistes. Pour le reporter de RSF, "l’arrivée de Bolsonaro ça a été un accélérateur, tout a été provoqué par le président lui-même". L’ex-président a mis en place un système de défiance permanent vis-à-vis de la profession en insultant, stigmatisant, décrédibilisant le rôle de la presse, en s’attaquant personnellement à des journalistes très connus et notamment des femmes. "Il y a eu des campagnes absolument sordides d’acharnement visant à décrédibiliser les journalistes et nombreuses étaient à caractère misogyne contre des femmes journalistes". Bolsonaro essaie de démontrer que la presse est l’ennemie du peuple, "ça c’est terrible" confie Emmanuel Colombié, "ça décrédibilise la profession et à l’heure actuelle nous avons plus que besoin d’un journalisme sérieux, critique et indépendant dans un monde en proie à la désinformation". En coutre, de plus en plus de procédures "abusives" de type procès en diffamation contre des journalistes sont lancées. "C’est pour les réduire au silence", affirme le reporter de RSF.

Non-transparence de l'ex-président

"On était dans le noir complet quand on passait des coups de fils, quand on voulait s’adresser au cabinet du président les attachés de presse ne répondaient jamais", déplore encore Fanny Lothaire. Rarement présent en conférence de presse, l’ancien président ne communique quasiment que via les réseaux sociaux inondés de vérités alternatives et théorie conspirationnistes. "Quand tu es président, tu représentes ton pays, donc tu dois accepter de faire des conférences de presse. En 4 ans, je n’ai vu qu’une fois Bolsonaro", ajoute la correspondante. L’ex-président n’a d’ailleurs pas accepté de participer aux débats diffusés par les médias traditionnels en 2018 et n’a donné aucune interview.

Les réseaux sociaux pour contourner le contre-pouvoir des médias

"Bolsonaro a fait des réseaux sociaux une arme de guerre" : Il y avait, par le clan du président et le président lui-même de façon quasi quotidienne, des attaques faites aux journalistes sur les réseaux sociaux numériques. Comme Trump l’a fait à son époque, Bolsonaro propageait l’idée que les médias diffusaient des fake news dès que les informations ne lui plaisaient pas. Il a toujours préféré s'exprimer sur les réseaux sociaux. Twitter est la principale plateforme utilisée par le système Bolsonaro pour lancer des attaques. Les partisans du président se sont servis de ce réseau social pour exprimer leur mécontentement. Presque 80 % des attaques contre les médias ont lieu sur Twitter.

Le président lui-même parvient à éviter les critiques en bloquant la plupart des comptes qui pourraient le déranger. Le compte de RSF en langue portugaise, après la publication du rapport sur les attaques de 2020, en est un exemple. Une étude de l'Association brésilienne du journalisme d'investigation (Abraji) montre qu'il est l'autorité publique brésilienne qui bloque le plus de comptes de journalistes sur Twitter, en moyenne 240 fois plus qu'un député fédéral.

L’utopie Lula ?

Depuis l’investiture de Lula en janvier, certains journalistes constatent qu’il y a une communication plus transparente, plus ouverte. Le nouveau président a annoncé vouloir revoir la loi sur les médias. Il veut combattre les situations de monopole et réguler les réseaux sociaux, actuellement en état de "putréfaction". "Je ne veux rien contrôler", a-t-il assuré, "je ne veux pas un modèle de communication comme à Cuba ou en Chine, mais comme en Angleterre". Dans le discours public et institutionnel, la volonté d’apaisement de la part de Lula "va faire un peu de bien aux journalistes. Pour l’avoir vécu, ça a été très difficile de travailler comme journaliste sous Bolsonaro. Vraiment un calvaire".

Pourtant, pour Gustavo Ribiero, journaliste au Brazilian Report "il y a toujours une relation très tendue entre la presse et le gouvernement". Il insiste sur le fait que le problème au Brésil c’est que "les deux côtés de l’échiquier politique méprisent la presse". Lula a prononcé un discours plus serein et paisible, disant qu’il laissera les journalistes travailler. "Je ne m’attend pas à ce que Lula s’en prenne publiquement à des journalistes, il est beaucoup plus ouvert, mais les attaques ne cesseront pas maintenant", explique le journaliste. "Il est évident que la mise au pouvoir de Lula va changer les choses, mais Bolsonaro est toujours là, ses partisans aussi. Le climat du pays est délétère, il ne faut pas oublier que Bolsonaro a failli être réélu", souligne Emmanuel Colombié.

L’observatoire national des violences contre les journalistes

Sous l’initiative du ministère brésilien de la Justice, Reporters Sans Frontières a été invité à rejoindre l'Observatoire national sur la violence contre les journalistes. Cet Observatoire surveillera les cas d'agression contre les journalistes et proposera des politiques de prévention et de protection pour les professionnels des médias. L’objectif est également d'enregistrer les cas d'agression et d'obstruction à l'activité journalistique, de surveiller les enquêtes et les procès liés à ces cas, et de produire des données à l'appui des politiques publiques et des normes de prévention et de protection.

"Après une période très sombre pour les journalistes, qui ont subi toutes sortes d'intimidations et de harcèlements, l'engagement du gouvernement Lula à faire la lumière sur ce phénomène représente une étape importante vers la reconstruction démocratique au Brésil. La clé est maintenant de transformer la volonté politique en actions concrètes capables de renverser cette situation préoccupante”, assure Artur Romeu, directeur du bureau Amérique latine de RSF.

En février 2023 s’est tenue la première réunion de l'Observatoire national sur la violence contre les journalistes. RSF et des organisations partenaires ont présenté un rapport au gouvernement brésilien documentant 45 cas d'agression contre des journalistes lors de l'invasion des lieux de pouvoir à Brasilia le 8 janvier. RSF a réitéré sa demande de dialogue avec la police fédérale de l'État d'Amazonas, chargée d'enquêter sur les meurtres du journaliste britannique Dom Philips et de l'expert brésilien en peuples autochtones Bruno Pereira en juin 2022.

Le journalisme environnemental au Brésil : dangers, ignorance et désert d'information ...

Roxane Volclair

Cliché pris à Brumadinho, au Brésil, 2 jours après la rupture d'un barrage qui a ravagé la région et causé plusieurs centaines de morts. Grand reportage effectué chez Soldats du Feu Magazine et article réalisé deux ans après chez Reporterre. Photo : Guy Pichard

Cliché pris à Brumadinho, au Brésil, 2 jours après la rupture d'un barrage qui a ravagé la région et causé plusieurs centaines de morts. Grand reportage effectué chez Soldats du Feu Magazine et article réalisé deux ans après chez Reporterre. Photo : Guy Pichard

La presse internationale s’empare des sujets brûlants sur l’Amazonie depuis le début du mandat du Président brésilien Lula en janvier 2023. Les enjeux environnementaux prennent de plus en plus de place dans la sphère médiatique, notamment sur la déforestation et son impact sur le changement climatique. Le journal français Le Monde a publié 17 articles avec les mots-clés "Amazonie” et “Brésil” depuis le début de l’année 2023. Du point de vue brésilien, les choses sont plus compliquées et moins diffusées.


En juin 2022, le journaliste de The Guardian, Dom Phillips et le chercheur Bruno Pereira ont été assassinés lors d’une expédition dans la forêt amazonienne. Quelques jours après le drame, l'écrivaine et journaliste brésilienne Eliane Brum écrit "Bolsonaro est en guerre contre l’Amazonie”, dans une tribune traduite par le journal français Basta! J’ai peur pour le Brésil”, témoigne Raphaël Alves, journaliste pigiste pour le Washington Post et photographe pour Everyday in Brazil. En 2021, lors d’un reportage dans le poumon du monde, il est poursuivi et menacé par la police fédérale. “J’ai pris une photo de vautours. En rentrant dans la voiture, j’ai vu que j’avais pris en photo un corps d’homme abattu. On a appelé la police de manière anonyme dans la ville la plus proche. Mais ils ont réussi à nous retrouver et à nous ramener de force sur les lieux du crime. On a dû fuir juste après et prendre l’avion, parce qu’on a senti leurs menaces.”. En 2015, sous le gouvernement de Dilma Rousseff, deux journalistes ont été également tués.

Racisme environnemental

L'importante couverture médiatique de l'Amazonie laisse croîre que c'est le seul enjeu. Luc Aldon, traducteur pour l’association "Autres Brésils" qui décrypte l’information brésilienne pour le public francophone, explique ce phénomène “Il y a des sujets de prédilections, comme l’Amazonie, parce que les gens et la presse internationale s’y intéressent. C’est donc possible et plus facile d’en parler.”. La forêt amazonienne n’est pourtant pas l’unique biosphère détruite par la déforestation,  “à côté de l’Amazonie, il y a Le Cerrado*, qui est une savane dévastée à plus de 50% aujourd’hui, et personne n’en parle”, ajoute le traducteur. Personne n’en parle parce que personne n’est en capacité d’en parler.

L’Atlas de l’info de l’Observatoire de la Démocratie Brésilienne  montre que 60% des municipalités brésiliennes n’avaient pas de presse locale en 2019. “Très peu de gens s’inquiètent des enjeux environnementaux au niveau des périphéries des villes. C’est ce qu’on appelle le racisme environnemental.” En plus d’être des zones de ressources d’abondance de la faune et la flore, l’Amazonie et le Cerrano abritent de nombreuses communautés. De vastes territoires de ces écosystèmes sont menacés par de nombreux intérêts économiques : l’avancée de l’agro-industrie qui appuie sur l’élevage, les grandes monocultures de soja, la viande et le bois ; et les activités minières et d’exploitation forestière liées aux industries des matières premières.

Désertification de la presse et mise en danger de la recherche

L’Atlas de l’info de l’Observatoire de la Démocratie Brésilienne  montre que 60% des municipalités brésiliennes n’avaient pas de presse locale en 2019. “Il y a des choses qui ne sont pas traitées par la grande presse parce que c’est de l’ordre de la rumeur. Mais ce ne sont pas des rumeurs, c’est un manque d'informations”, dénonce Luc Aldon. Au Brésil, entre 2019 et 2023, sous le mandat de Bolsonaro, l’Université publique et les structures étatiques n'étaient pas soutenues par des fonds pour produire des données. "La recherche a été sacrifiée sous Bolsonaro", déclare Frédérique Seyler, représentante de l'IRD au Brésil. Pour elle, le fait scientifique n'a plus d'importance, il a été mis à mal et un retour à la normale prendra du temps.

Les journalistes ne peuvent pas aller sur le terrain et les données produites par les mouvements sociaux ne sont pas considérées légitimes. “Avec l’Observatoire de la Démocratie brésilienne (ODB), on a appelé ça le “Black-out” de la statistique” indique Luc Aldon. Le 14 janvier 2019, l’ODB publie un Atlas de l’Info qui déclare que 30% des municipalités brésiliennes risquent de devenir des déserts de l’information. 

Dans les médias locaux, certains sujets ne peuvent pas être abordés. Raphaël Alves, journaliste brésilien pigiste, explique que dans la région Amazonas, 99 % des médias locaux sont financés par le gouvernement et la mairie. ”Il m’est arrivé plusieurs fois de ne pas pouvoir publier des articles parce que j’ai parlé d’une certaine personnalité politique, ou parce que le sujet a désavantagé le gouvernement”, confie-t-il.

L'espoir Lula

Le mot espoir, c’est le bon mot”, déclare Luc Aldon pour répondre à la question posée sur l’avenir du Brésil sous le gouvernement de Lula. “J’espère que le nouveau gouvernement, celui pour lequel j’ai voté, fera un bon boulot, parce qu’on en a besoin.”, confie Raphaël Alves. 100 jours après le début de son mandat, des changements se font déjà ressentir, “Les gens sont plus entendus et l’entreprise de communication est en train d’être reconstruite.”, précise Luc Aldon. Une reconstruction qui permettrait de protéger la radio, la télévision et la presse pour que l'information soit accessible de partout et pour tous. L’enjeu est aussi de créer une chaîne de télévision publique qui ne soit pas soumise au gouvernement.

L’espoir en Lula se place également dans sa future décision par rapport au barrage Belo Monte. Déjà construit et en fonction, c’est un fléau écologique et humain, notamment pour les riverains du fleuve Xingu. Et comme d'autres barrages, il fait l'objet de l'opposition des écologistes et militants indigènes. Les polémiques et controverses se cristallisent autour du renouvellement de sa licence d'exploitation conditionné par des mesures de compensation à mettre en place.  Un indicateur intéressant et symbolique pour les électeurs des intentions politiques de Lula pour l'environnement.

* Le Cerrado est la savane la plus riche du monde.

Tristan Grindard pour Reporterre, Autres Brésils

Tristan Grindard pour Reporterre, Autres Brésils

Des objets personnels abandonnés sur place au seringal (Photo/Avener Prado/Reporter Brasil)

Des objets personnels abandonnés sur place au seringal (Photo/Avener Prado/Reporter Brasil)

A l’arrivée à São Domingos, la forêt vierge devenue prairie (Photo : Avener Prado/Reporter Brasil)

A l’arrivée à São Domingos, la forêt vierge devenue prairie (Photo : Avener Prado/Reporter Brasil)

L’une des premières images de la destruction produite par l’ouverture du canal du barrage hydroélectrique de Belo Monte. Ce document date de 2012.Photo : Daniel Beltrá/Greenpeace

L’une des premières images de la destruction produite par l’ouverture du canal du barrage hydroélectrique de Belo Monte. Ce document date de 2012.Photo : Daniel Beltrá/Greenpeace

La désertification de la presse au Brésil

L'interview complète de Luc Aldon, traducteur pour l'association Autres Brésils, qui décrypte l'information brésilienne pour la population francophone est disponible ici.

Le tabou des années Bolsonaro

Mathilde Giannini-Beillon

 Silence radio dans le Nord-Ouest du Brésil. Pendant le mandat de Bolsonaro, il était impossible pour les journalistes de se rendre sur le territoire des Yanomami, peuple indigène pacifique, au cœur de la forêt tropicale humide dans l’état Roraima. Durant quatre ans, il a été impossible de rendre compte de ce que Lula nommera, lors de sa visite à la Maison de Santé Yanomami, un “génocide’’. Aujourd’hui, de plus en plus de journalistes peuvent se rendre sur les lieux, mais les premières images ne sont qu’une partie émergée de l’iceberg. Si certains médias s’efforcent d’essayer d’informer la population brésilienne, cette thématique ne trouve pas grand intérêt auprès d’une partie du public ou des grands médias.

Des années 80-90 jusqu’aux années 2010, il était très facile de travailler comme journaliste dans cette zone. À partir du gouvernement Bolsonaro, c’est devenu impossible" relate Carlos Wagner journaliste reporter. Il n’est pas le seul à relater les difficultés rencontrées face aux problématiques liées à l’environnement et aux peuples indigènes. "Les journalistes font face à une énorme pression et de menaces de morts de la part d’exploitants forestiers, des mineurs et des groupes économiques dont les intérêts sont opposés", explique Altino Machado, ancien journaliste et directeur de la communication pour la Fondation Elias Mansour dans l’état de l’Acre. L’assassinat de l’anthropologue brésilien Bruno Araujo Pereira et du journaliste britannique Dom Phillips, dans la vallée de Javari en Amazonie, en sont deux exemples emblématiques. Outre les difficultés à obtenir une autorisation pour partir en reportage sur les terres indigènes et les menaces, des difficultés matérielles viennent s’additionner. "C’est une zone très chère pour travailler, tu ne peux qu'y aller en bateau ou en avion, il n’y a pas de routes. C’est très cher et dangereux. Et avec le Gouvernement Fédéral contre toi, c’est la merde !", ajoute Carlos Wagner.

Infiltrations des fondations

Pendant quatre ans, les pillages, la destruction de la forêt, le déversement de mercure dans les rivières, les installations de campements en terre indigènes et les violences faites à l’encontre des peuples sont restées totalement impunis sous Bolsonaro. "Il y a toujours eu des chercheurs d’or ou clandestins à l’intérieur des territoires indigènes, toujours. Mais ces dernières années, avec la destruction de l’Institut brésilien de l'environnement et des ressources naturelles renouvelables (IBAMA), de la Fondation National de l’Indien (FUNAI), le processus s’est accéléré" décrit Wagner. L’une des premières vicitmes de Bolsonaro a été la FUNAI. "La FUNAI a une longue tradition de mauvaise gestion. Sous Bolsonaro, celle-ci a été délibérément aggravée, car la FUNAI, comme l'Ibama et l'Institut Chico Mendes de conservation de la biodiversité (ICMBio), a subi un processus de vidange de ses fonctions. Les Yanomami ont ainsi été livrés à eux-mêmes face aux orpailleurs, vecteurs de maladies et de prostitution, et à d'autres maux tels que la faim et l'absence totale de soins sociaux et de santé", s’indigne Altino. Lors de son élection, Bolosonaro avait déclaré qu’il "ne céderait pas un centimètre de plus’’ aux territoires indigènes. Il a bel et bien tenu sa promesse, et ce, en plaçant des militaires à la tête de la plupart des fondations. En fermant les yeux sur les violences à l'encontre des Indiens et en torpillant de l'intérieur les organisations de protection, Bolsonaro a permis aux pilleurs de détruire les territoires Yanomami en toute impunité.

Roraima est un génocide

L’exploitation minière des terres Yanomami a entrainé l’empoisonnement de la rivière, une ressource vitale pour les indigènes qui vivent essentiellement de la pêche. Les invasions et les destructions ont entrainé des épidémies de malaria et de pneumonie ainsi qu’une famine chez les indigènes. Les images d'hommes, de femmes et d'enfants réduits à l'état de corps décharnés ont fait le tour du monde. Lors de sa visite à la Maison de la Santé Yanomami, Lula a pu constater les dégâts qu’ont pu causer quatre années de pillage intensif sur la population indigène. "Plus qu'une crise humanitaire, ce que j'ai vu à Roraima est un génocide. Un crime prémédité contre les Yanomami, commis par un gouvernement insensible à la souffrance du peuple brésilien", a tweeté le Président Lula le 21 janvier, à la suite de sa visite. Le ministère de la Santé a annoncé la mort de 99 enfants âgés de moins de cinq ans en 2022 parmi le peuple Yanomami. "Je pense que c'est une sorte de génocide si le président de la République savait et était conscient de ce qui se passait. Ils ont évité d'envoyer des médicaments et ont cessé d'entendre les appels des Indiens", soutient Altino Machado. Le collectif de journaliste SUMAÚMA indique qu'au cours des quatre années de pouvoir de Jair Bolsonaro, 570 jeunes enfants sont morts sur le territoire yanomami, dans ce que les statistiques appellent des "décès évitables".  "Entre la fin des années 80, jusqu’à l’année dernière où je suis allé dans la jungle, la destruction est incomparable. C’est comme si quelqu’un y avait envoyé une bombe atomique", décrit Carlos Wagner. "Ces photos que vous avez vues, ces Indiens qui ressemblent à des squelettes, c’est la partie visible de l’iceberg. Le problème est bien plus grand. Et le territoire des Yanomami n’est pas le seul. Dans la réserve où vivent les Cinta Larga, il y a une situation très semblable à celle des Yanomami. Et on ne sait pas combien d’autres réserves sont dans la même situation", s’indigne-t-il.

L'espoir Lula

 "L'ancien président Jair Bolsonaro devrait faire l'objet d'une enquête pour génocide", a déclaré la ministre brésilienne de l'environnement, Marina Silva, alors qu'elle prépare une opération visant à chasser les chercheurs d'or illégaux. En nommant Marian Silva, ancienne partisane de Chico Mendes, figure de la lutte environnementale et indigène, et en créant un Ministère des Peuples Autochtones avec à sa tête Sonia Guajarara une militante autochtone de la tribu des Guajajara, le message de Lula semble être clair, rétablir les droits et territoires des indigènes et faire de la protection de l’environnement une priorité. Lula a promis de viser une déforestation zéro d'ici à 2030, de mettre fin à l'expansion de la frontière agricole et de protéger tous les principaux biomes du Brésil. Le gouvernement a déjà mobilisé de nombreuses équipes de soignants et des médicaments pour le centre de soins Yanomami. Des opérations sont menées pour démanteler les camps d’orpailleurs et leurs mines improvisées. Mais la tâche ne sera pas si simple en ce qui concerne le Roreima.  La majorité de la richesse de cet état proviennent des ressources naturelles des réserves indigènes : bois, cassitérite, or et près de 30 000 orpailleurs sont préseents sur le territoire. "Pour le gouverneur de Roreima, les Indiens sont un obstacle au progrès. Et qu’est-ce qu’ils appellent le progrès ? Détruire la forêt et salir les rivières avec du mercure", déplore Carlos.

Triangle des Bermudes médiatique

Si Lula a été élu, près de 45% de la population soutient encore Bolsonaro. Pour de nombreux Brésiliens, le sort des Indiens n’est pas une priorité. Nombre d’entre eux ne voient pas comment la protection de l’Amazonie est compatible avec une croissance économique.  Les questions environnementales et la cause des indigènes passent mal aussi dans certains médias. "Il y a ce qu’on appelle un Triangle des Bermudes médiatique. Tout ce qui se passe en dehors de Sao Paulo, Brasília et Rio de Janeiro et qui n’est pas à l’agenda politique ou économique n’est que de l’information de second plan", relate Altino. Les choses sont doucement en train de changer. Il est de nouveau possible de faire des reportages sur l’environnement et les peuples indigènes depuis l’investiture de Lula. Grâce à des personnalités comme Eliane Brum ou encore Elaíze Farias et au travail des ONGs, un minimum d’information était relayées sous Bolsonaro.  Maintenant, les journalistes retournent peu à peu sur le terrain.

Carte des sites d'orpailleurs sur le territoire Yanomami - The Guardian

Carte des sites d'orpailleurs sur le territoire Yanomami - The Guardian

Dégâts causés par les mines clandestines sur les terres Yanomami - Bruno Kelly - Observatoire Démocratie Brésil

Dégâts causés par les mines clandestines sur les terres Yanomami - Bruno Kelly - Observatoire Démocratie Brésil

Membres du peuple Yanomami en état de sous-nutrition - Sumauma

Membres du peuple Yanomami en état de sous-nutrition - Sumauma

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Des agents de l'organe brésilien de protection de l'environnement IBAMA inspectent un site d'orpaillage © IBAMA

Des agents de l'organe brésilien de protection de l'environnement IBAMA inspectent un site d'orpaillage © IBAMA

Les journalistes brésiliens en première ligne face à la violence des gangs

Mathieu Ozanne

Face aux menaces, tortures et meurtres perpétrés par les gangs, le travail de journaliste d’investigation au Brésil peut s’avérer être des plus périlleux. Certaines histoires comme celle de Tim Lopes ou de Dom Phillips ont fait le tour du monde et démontrent le danger constant auquel font face les journalistes.

 La violence est souvent présente au Brésil, et omniprésente dès qu’il est question de gangs, de bandes armées rivales et de trafic de drogues. Les journalistes n’échappent pas à cette machine infernale. En témoigne les récentes morts de Dom Phillips, un journaliste britannique, et de l’ethnologue Bruno Pereira. Les deux hommes travaillaient de pair pour lutter contre la pêche illégale dans la région de Javari. Un braconnier connu sous le nom de "Colombia" avait jugé le travail de Dom Phillips dérangeant pour ses activités et a donc fait assassiner le journaliste britannique ainsi que Bruno Pereira. Une méthode plutôt expéditive de régler les problèmes qui n’est malheureusement pas isolée. Certaines affaires sont restées dans la mémoire collective tant elles sont choquantes par leur extrême violence. Tim Lopes, un journaliste suspecté par des narcotrafiquants d’avoir contribué par ses informations à l’incarcération d’un des leurs, a lui aussi été exécuté.  À l’issue d’un simulacre de procès durant lequel le reporter, pendu à un arbre, est torturé de longues heures, les faux juges et vrais bourreaux l'assasineront. Ils attachent un pneumatique autour du cou du journaliste auquel ils mettent le feu. Le reporter avait commis une faute gravissime aux yeux des narcotrafiquants. Il avait filmé certains d’entre eux à leur insu à l’aide d’une caméra, trahissant leur confiance.

"La violence c'est la norme"

 Selon André Camara, ce meurtre de Tim Lopes en 2002 a été un tournant. Pour ce photographe, "Depuis une vingtaine d’année, les choses ont vraiment changé et la violence est désormais la norme". Travaillant désormais pour le Time, Camara exerçait sa profession auparavant au sein du Jornal do Brasil. Il a notamment couvert une guerre entre trafiquants au sein de la célèbre Cité de Dieu, l’une des favelas les plus violentes du Brésil. Alors âgé de 17 ans, il immortalisera la violence de cet endroit avec des clichés qui feront le tour du monde, et qui inspireront même les réalisateurs du film la Cité de Dieu.

Il connaît par cœur la violence des favelas et la folie du crime organisé au Brésil, en ayant même fait sa force. Pour lui, la situation actuelle a dégénéré et est bien éloigné de tout ce qu’il connaissait. "Je n’avais pas si peur quand j’étais dans la Cité de Dieu. Que ce soit la police, les criminelles où les simples civils, tout le monde avait un certain respect pour les journalistes. Ils prenaient même tous la pause quand je m’approchais avec mon appareil, contents d’avoir la chance d’être immortalisé". La "trahison" de Tim Lopes ayant entraîné sa mort cruelle a été le marqueur d’un changement très important selon André Camara. "La relation de confiance qui existait a disparu. Maintenant, j’entends tellement d’histoire de journaliste qui meurent à cause des gangs".

Une relation toujours très spéciale

 La relation entre les journalistes et les criminels a toujours été spéciale, en témoigne l’histoire insensée de Wallace Souza. Cet ancien animateur star est accusé d’avoir commandité des meurtres afin de gonfler l’audience de son émission phare Canal livre. Impliqué dans un important trafic de drogue en parallèle de son activité de journaliste, il a fait assassiner certains autres barons de la drogue qui étaient ses concurrents directs, et a par la suite relayé ces faits dans ses émissions. Dans l’un de ses reportages, on pouvait voir le corps calciné d’un trafiquant juste après son assassinat, avant même que la police où les secours soient arrivés sur place, ce qui alertera la justice brésilienne et la poussera à enquêter sur Wallace Souza.

 Le Brésil, c’est un continent plus qu’un pays

 Cette violence n’est pas commune à l’ensemble du pays. Beaucoup de spécialistes s’accordent d’ailleurs à dire qu’il faut considérer le Brésil comme un continent et non comme un pays, tant les conditions de vie sont différentes selon les états composant cette vaste terre de plus de 8 millions de mètres carrés. Les répressions orchestrées par les gangs à l’encontre des journalistes ont évolué et ne sont pas toujours physiques. C’est devant les tribunaux qu’Humberto Trezzi s’est quant à lui confrontés aux criminels. Ce journaliste d’investigation, spécialisé dans le crime organisé, a fait maintes fois face aux gangs. Dans l’état de Rio Grande do Sulles, réputé pour être sécurisé, les journalistes ne font pas face aux mêmes violences qu’ailleurs. "Ici, nous ne sommes pas à Rio de Janeiro. Je n’ai jamais craint pour ma vie. La police fait bien son travail et on se sent en sécurité". Les criminels de sa région font beaucoup plus appel à la justice, même si ce n’est pas forcément fructueux. "Je suis allé 45 fois au tribunal, et j’ai gagné 42 fois, c’est donc moi qui dois avoir raison au final", ironise le journaliste. Une bataille qui, dans le meilleur des cas, se fait donc d’une manière judiciaire, mais qui rste tout de même problématique. Humberto Trezzi alerte sur cette manière d’agir qui tend à réduire grandement la liberté d’expression. "Les attaques sont systématiques dès que l’on s’intéresse à leurs affaires. Cela décourage certains journalistes qui n’ont ni les fonds ni l’envie de faire face à de longues procédures judiciaires."

Malgré cela, il est important de souligner que de nombreux journalistes brésiliens continuent de se battre pour la liberté de la presse et pour informer le public de manière indépendante et impartiale. Ils risquent leur vie tous les jours pour accomplir cette mission essentielle. Tout en dénonçant les violences dont ils sont victimes, il faut également saluer leur courage et leur détermination à faire leur travail malgré les obstacles. La liberté de la presse est un droit fondamental, et il est capital de s'assurer qu'elle est respectée pour tous les journalistes, dans toutes les régions du Brésil.

André Camara : "City Of God"

André Camara : "City Of God"

André Camara : "City of God"

André Camara : "City of God"

André Camara : City of God

André Camara : City of God

La formation des journalistes au Brésil, entre illusion du jour et espoir pour demain

Maxime Conchon

Photo de Pixabay: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/photro-a-angle-eleve-de-la-bibliotheque-159775/

Photo de Pixabay: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/photro-a-angle-eleve-de-la-bibliotheque-159775/

La formation de journalisme au Brésil repose sur une éthique et des valeurs partagées par bon nombre de démocraties. La liberté de la presse est garantie par la Constitution fédérale de 1988, et dans l'ensemble, la législation du pays est plutôt favorable à la pratique du journalisme en toute liberté. “Code of Ethics of the National Federation of Brazilian Journalists” est la charte de référence pour les journalistes depuis 1987.  Pourtant, le fossé se creuse entre la théorie des cours de journalisme et la réalité du terrain brésilien. Un terrain d'action fortement sous pression et qui se limite aux grandes villes, là où la violence envers les journalistes est moins prononcée. Ces observations sont celles de Afonso De Albuquerque, professeur à l'Université fédérale Fluminense de Rio de Janeiro et de Guilherme Caetano, ancien étudiant à l’Université de São Paulo, aujourd’hui jeune journaliste à O Globo.

"Depuis 1969, il faut un diplôme de niveau master pour être journaliste. Après le régime militaire d’extrême droite du siècle dernier, le gouvernement a réalisé la nécessité d’avoir des certificats pour être journaliste. Il y a quand même un problème d’éthique : toute personne avec un diplôme est journaliste, indépendamment de ce qu’elle fait réellement dans la vie.", explique Afonso de Albuquerque. Il est actuellement professeur au département d'études culturelles et des médias, et dirige le programme d'études supérieures en communication de l'Université fédérale Fluminense à Rio de Janeiro. Chercheur du CNPQ depuis 1998, ses principaux domaines de concentration sont la communication politique, le journalisme et la communication comparée.

Couverture du projet de l'Assemblée constituante, Brazilian National Archives

Couverture du projet de l'Assemblée constituante, Brazilian National Archives

Une diversité à l'image du Brésil

"Le gouvernement brésilien n’a pas d’influence politique sur les écoles et le système universitaire", relève Afonso de Albuquerque. Les universités bénéficient d’"une grande autonomie" qui peut être plus ou moins aidée par les gouvernements, en fonction des présidents. Pour le professeur, il y a bien eu une différence entre le mandat de Luiz Inácio Lula da Silva et celui de Jair Bolsonaro. "Pendant son premier mandat, Lula a beaucoup investi dans le développement des universités, il en a aussi créé. À l’inverse, Bolsonaro a bloqué l'attribution des ressources destinées aux universités. Un des aspects du gouvernement de Jair Bolsonaro, c’est qu’il est tellement anticonstitutionnel, que son gouvernement n’a pas vraiment eu d’impact sur le développement de ces universités", mentionne le professeur, avant de préciser un des effets majeurs du mandat de Lula : l’apport de diversité.

"Pendant longtemps, l’accès aux universités était basé sur le modèle sélectif. Le modèle est appelé vestibulaire", ajoute le professeur. Il s’agissait d’un concours d’entrée, qui était davantage réussi par des étudiants venant d’un milieu aisé. "Durant cette période, accéder aux cours de journalisme a été vraiment difficile. Maintenant, il y a beaucoup de gens qui viennent des régions plus pauvres", note le chercheur.

Selon le rapport du ministère de l’Éducation de 2018, le dernier en date, il y avait 290 cours offrant une qualification en journalisme au Brésil, la plupart d'entre eux, 223, étant offerts par des établissements d'enseignement supérieur privés.

L’étude Journalism students profile and their perceptions of journalism education in Brazil : A comparative analysis of local and national scenarios, publiée en 2016 avait présenté des données sur le profil des étudiants en journalisme au Brésil. Ils sont majoritairement des femmes, des personnes de centre-gauche et issus de familles de classe moyenne dont les parents ont un niveau d'éducation raisonnable.

Pour Afonso De Albuquerque, l'impact social de ces mesures est réellement bénéfique pour la profession et se répercute aussi sur les sujets abordés en classe. "Les étudiants apportent des débats sur la mixité, le racisme et les établissements réagissent", affirme-t-il avant de nuancer tout de même son propos.

Des chantiers d’amélioration

"La qualité et les problèmes rencontrés dans les universités dépendent davantage des professeurs et du chef d’établissement", précise le chercheur pour qui les enseignements restent discutables dans les écoles brésiliennes. Le professeur, qui cumule plus de 30 ans d’expérience dans l’enseignement, est auto-critique :  "les professeurs de journalisme dans les écoles ne sont pas des journalistes et/ou n’ont jamais exercé en tant que journaliste. Je suis moi-même un sociologue et pas un journaliste", déplore Afonso De Albuquerque, qui a observé une détérioration dans les cours ces dernières années. "Les cours sont de moins en moins théoriques et de plus en plus orientés en technique. Cela a des conséquences négatives sur les capacités des journalistes à critiquer leurs pratiques et critiquer le monde dans lequel ils évoluent et sur ce qu’ils font vraiment, une fois diplômés", défend Afonso De Albuquerque. Un phénomène qui fait débat. L’étude évoquée plus haut avait d'ailleurs conclu que les étudiants apprécient la formation académique, mais critiquent sa qualité. Pour eux, la technique et la théorie sont au même niveau d’importance.

La théorie déconnectée de la réalité

Le professeur De Albuquerque estime que certains cours théoriques sont désuets : "On forme les étudiants à exercer un journalisme et un genre d’actualité qui n’existe plus. L'écosystème est bien plus vaste que dans le passé. On ne les prépare pas à appréhender le genre de menace que représente le journalisme fait avec des intelligences artificielles. Il y a les journalistes entrepreneurs, des agences de fact checking ou encore de plus en plus de médias d’extrême droite conservatrice. Toutes ces questions ramènent à des problèmes qu’il faut comprendre, et les cours de journalisme au Brésil ne sont pas suffisamment attentifs à ces changements". Le programme scolaire n’irait pas aussi vite que le monde extérieur.

Un point sur lequel Guilherme Caetano, jeune journaliste à O Globo, est en accord. Diplômé en 2018 de l’Université de São Paulo, il est aujourd’hui reporter politique. "On a eu beaucoup de cours sur les problèmes au Brésil, sur l’environnement global et sur le système de presse. C’est beaucoup de théorie, mais c’est loin, très loin de la réalité du Brésil", souligne Guilherme Caetano. Le jeune journaliste ne nie pas "l’importance de la théorie, de connaître des auteurs académiques, mais les compétences pratiques sont, dans la réalité, bien plus complexes que ce qu’on apprend à l’université".

Un mal-être pour une partie de la profession

Guilherme Caetano s’est fait agresser à trois reprises par des partisans pro-Bolsonaro. O Globo a pris cette affaire très au sérieux. "Les attaques étaient des sortes de 'sifflement de chien' émis par des supporters qui déchargeaient leur haine sur nous (journalistes)", lâche le reporter politique qui a bientôt cinq ans d’expérience dans la profession. "À Sao Paulo où je vis, à Brasilía ou à Rio de Janeiro, c’est relativement sûr d’être journaliste, ici les menaces des autorités ou des criminels sont rares. Je me sens en sécurité où je travaille. Mais ce scénario est différent dans d’autres régions du pays, on a des histoires tout droit sorties des films westerns. Des criminels menacent librement les activistes et les journalistes", déclare le jeune journaliste, "je savais que la profession n’était pas facile. Mais je ne pensais pas que c’était à ce point", conclut Guilherme Caetano.

Un phénomène dont le professeur Afonso De Albuquerque confirme l'existence : "Beaucoup de journalistes sont sous pression et l’éthique est en souffrance. Beaucoup de journalistes sont résignés à être non éthique ou à être anti-éthique, pour préserver leur travail, et cela les rend malheureux".

Une vocation qui prime ?

Le jeune journaliste qui a sa carrière devant lui est complètement en accord avec le fait qu’une différence va s'opérer entre le gouvernement de Bolsonaro et celui de Lula. "Tout d’abord, Lula n’attaque pas les médias comme le faisait Bolsonaro tous les jours. Le gouvernement de Lula est totalement ouvert aux journalistes. Il répond aux demandes, il prend soin de la santé des journalistes et de leur environnement de travail, afin que la presse puisse faire fonctionner les choses. Lula a un comportement politique complètement différent."

"Je suis fière de dire que la presse brésilienne à fait face à ce challenge avec un haut niveau d’indépendance. Les grands médias de presse les plus importants ont su être critiques sur le gouvernement Bolsonaro dès le départ. Bolsonaro a réussi à coopter dans des médias. Mais les plus gros et les plus respectés ont maintenu une couverture médiatique qui a mené à des révélations importantes", relève Guilherme Caetano, plein d’espoir, pour le mandat à venir et les autres qui viendront.

Andre Camara

Andre Camara

Remerciements à ceux qui ont participé directement ou indirectement à l'élaboration de la story : Gwen Abril, Raphaël Alves, Jacques Araszkiewiez, André Camara, Emmanuel Colombié, Philippe Continsouza, Priscila Fischer, Catherine Gaillemain, Guy Pichard, Sylvain Poulet, Gustavo Ribeiro, Isabelle Weisselingh, Edith Fagnoni.

Remerciements à
Emmanuel Colombié, Guy Pichard, Andre Camara Raphael Alves, Priscila Fischer et Gustavo Ribeiro, Afonso de Albuquerque, Guilherme Caetano, Léo Gerchman, Altino Machado Helio Maltz,
d'avoir témoigné pour cette story.