Papiers d'Arménie :
Un parfum de renouveau ?

Indépendante depuis 1991, l’Arménie fêtera son trentième anniversaire le 23 septembre prochain. Celle que l’on surnomme « la patrie de Noé », en l’honneur du personnage biblique, possède pourtant une histoire millénaire. Cible de toutes les convoitises et invasions - turques, arabes, perses, romaines… - en raison de sa position géographique, l’Arménie fut aussi le premier pays à adopter le christianisme comme religion d’Etat. Son histoire récente est intimement liée à l’URSS et la période soviétique. A cette époque, comme l’explique le politologue Hrant Mikaelian, l’Arménie « ne connaissait pas le journalisme. Nous n’avions que de la propagande, précise-t-il. C’est un concept relativement jeune ici ».


Alors quoi de mieux, pour le développer, que l’arrivée d’un journaliste, Nikol Pashinyan, au poste de Premier ministre ? La révolution de velours qui l’a porté au pouvoir, au printemps 2018, a suscité de grands espoirs parmi la population. Sur la liberté de la presse, les effets se sont fait sentir immédiatement. Alors que l’Arménie était classée 80ème en 2019 au classement annuel de l’organisation Reporters sans frontières (RSF), elle a gagné 17 places en 2021 pour se positionner au 63ème rang. De là à dire que désormais, tout est rose… Rien n’est moins sûr.

Journalistes arméniens :
entre information et
communication politique

Par Mathéo Girard

En Arménie, la presse écrite a presque complètement disparu. Les supports web et télévisuels dominent incontestablement le marché de l’information. Aucun média indépendant n’est doté de moyens financiers et humains suffisants pour proposer un traitement de l’actualité à la fois exhaustif et qualitatif. Ce sont les oligarques et les hommes politiques qui sont à la tête des principaux distributeurs d’information du pays. Ce qui conduit les journalistes à donner une vision souvent biaisée de la réalité.

Sur les huit principales chaînes de télévision arméniennes, aucune ou presque n’est véritablement neutre. « Le gouvernement est soutenu de manière forte par le service public et certaines chaines privées. L’opposition est quant à elle défendue par des médias qui appartiennent directement à des hommes politiques », explique Jiraïr Jolakian, spécialiste du paysage médiatique arménien et rédacteur en chef de Nor Haratch, journal français de la diaspora.

Les enjeux politiques sont fondamentaux alors que le pays sort d’une guerre de près de trois mois avec son voisin azerbaïdjanais, au Haut-Karabakh, et que des élections législatives anticipées ont lieu dans deux mois.

« Aucune analyse, aucun recul »

Le premier ministre Nikol Pashinyan est pointé du doigt pour sa responsabilité dans la défaite de son pays. De son côté, l’opposition, menée notamment par Mikayel Minasyan, espère obtenir la majorité parlementaire. Les journalistes, parce qu’ils travaillent pour eux, sont appelés à se ranger derrière un programme. « Ils ne font pas de l’information, déplore Liana Mkhrtchyan, elle-même journaliste pour VNews. Les médias des oligarques et des hommes politiques d’opposition font même de la propagande pour faire tomber le gouvernement Pashinyan. »

Un autre journaliste arménien indépendant, qui a préféré rester anonyme, dresse le même constat : « Dans la période actuelle, il n’y a aucune analyse, aucun recul. On écrit pour servir la ligne éditoriale de sa rédaction et c’est tout. » Dans le Haut-Karabagh, Ines Gil, qui a travaillé l’année dernière en freelance, en témoigne également. « De ce que j’ai pu voir, les lignes éditoriales sont assez fortes. Pour ma part, j’ai eu l’impression que les journalistes soutenaient beaucoup Pashinyan. »

Des violences verbales et/ou physiques

De manière générale, les journalistes arméniens n’ont pas besoin qu’on leur impose des contraintes pour faire ce qu’on attend d’eux. « Les patrons n’ont pas besoin de leur mettre la pression, ce sont eux qui les paient », poursuit Liana Mkhrtchyan. En revanche, les menaces et la violence, verbales comme physiques, existent bel et bien. Elles viennent de la concurrence. « Sur commande, certains sollicitent des militants extrémistes pour intimider, voire frapper des journalistes », regrette le journaliste indépendant, toujours sous couvert d’anonymat. 

Selon Hrant Mikaelian, politologue arménien, des avancées récentes sont toutefois à souligner. Avant 2018, année marquée par une révolution dans le pays qui a amené à la démission de Serge Sarkissian, alors au pouvoir depuis onze ans, il n’était pas possible de critiquer ouvertement la politique gouvernementale. « Le pluralisme des médias existe, il n’y pas vraiment de restrictions mises en place par le gouvernement, concède-t-il. Ce qui ne va pas, c’est que la ligne éditoriale passe avant l’information. »

Ce manque de transparence a conduit à l’émergence et au développement de nouvelles sources d’information alternatives. On les trouve sur les réseaux sociaux. « En Arménie, toute la population, même les plus vieux, ont un compte Facebook et vont sur YouTube », explique Hrant Mikaelian. Ces plateformes proposent de nouveaux contenus qu’apprécient les Arméniens. La chaine YouTube Perfect TV en est le parfait exemple. Lancée en octobre 2019, elle cumule plus de 385 000 abonnés. Et pourtant, elle propose le même message politique que ce qu’on trouve chez les médias pro-gouvernementaux. En tout cas, pour le politologue, c’est une certitude : « Ces médias qui ne disent pas leur nom sont en train de bouleverser les codes du paysage médiatique arménien. »

Armenia TV est la chaîne du service public arménien. Elle est financée par le gouvernement. Photo : Tv-direct.fr

Armenia TV est la chaîne du service public arménien. Elle est financée par le gouvernement. Photo : Tv-direct.fr

Mikayel Minasyan est l’un des principaux opposants politiques du gouvernement. Il détient plusieurs médias. Photo : Panorama

Mikayel Minasyan est l’un des principaux opposants politiques du gouvernement. Il détient plusieurs médias. Photo : Panorama

La chaîne YouTube Perfect TV prétend proposer de l’information. Elle rassemble plus de 385 000 abonnés. Photo : Capture d’écran YT

La chaîne YouTube Perfect TV prétend proposer de l’information. Elle rassemble plus de 385 000 abonnés. Photo : Capture d’écran YT

Nikol Pashinyan, du journalisme au pouvoir

Par Corentin Sachet

Nikol Pashinyan en 1999, lors de son (premier) procès pour diffamation. Photo : DR

Nikol Pashinyan en 1999, lors de son (premier) procès pour diffamation. Photo : DR

Nikol Pashinyan et sa femme, Anna Hakobian, lors de son élection en 2018. Photo : DR

Nikol Pashinyan et sa femme, Anna Hakobian, lors de son élection en 2018. Photo : DR

L'actuel Premier ministre arménien, homme le plus puissant du pays, a avant tout été un journaliste d'opposition, résolument engagé dans la lutte contre ses prédécesseurs. Non sans diviser.

« Impétueux, sarcastique, enflammé, critique... ». Jiraïr Jalokian, rédacteur en chef et fondateur du média franco-arménien Nor Haratch, n'est pas à court de qualificatifs pour décrire le journaliste qu'était Nikol Pashinyan, avant son accession au poste de premier ministre de l'Arménie, le 8 mai 2018. Sa carrière de journaliste a déchaîné les passions dans un pays en plein essor démocratique, depuis son indépendance acquise en 1991.

Naissance d'un journaliste politique

C'est d'ailleurs à peu après, en 1992 et à l'âge de 17 ans, que Pashinyan débute sa carrière de journaliste au sein de divers médias d'investigation, dont « Lragir ». Ses opinions politiques bien affirmées lui valent un premier fait d'armes : son renvoi de l'université d'Erevan, en 1995. Le tout jeune média Aravot s'était élevé contre cette éviction, estimant que la direction de l'Université ne s'était « pas préoccupée du fait qu'au cours des 5 dernières années, le département journalisme n'avait pas formé de journalistes d'un tel niveau ».

Fort de cette réputation de journaliste talentueux et déjà virulent, il fonde le quotidien « Oragir », en 1998, proche du parti d'opposition « Nouveau chemin », dirigé par Ashot Bleyan.

Le militant Pashinyan va dès lors prendre le pas sur le journaliste. En 1999, alors que l'aventure Oragir tourne court, il fonde Armenian Times, dont il sera le rédacteur en chef jusqu'en 2008. Le quotidien va vite devenir la référence des médias d'opposition au président Robert Kocharyan.

« Il avait un but politique »

Pour Liana Sayadyan, rédactrice en chef adjoint de HETQ, le seul site d'investigation d'Arménie, la bascule de Pachinyan vers un journalisme « de propagande » commence à ce moment-là. « Le financement provenait uniquement des cercles politiques d'opposition. Donc on ne peut pas dire qu'en majorité, il ait été un journaliste véritablement indépendant ou que son journal était un media de qualité. Il avait un but politique et s'est servi de sa fonction de journaliste pour faire de la propagande. »

Un tournant propagandiste confirmé par Hrant Mikaelian, politologue arménien, arguant que l'actuel premier ministre se faisait l'écho de « nombreuses fausses informations. ». « La plupart des informations reprises dans son journal n'étaient pas vérifiées. On ne pouvait jamais savoir si ce qui était écrit était véridique ». En 2004, John Evans, ambassadeur des Etats-Unis en Arménie, confirme dans un rapport que Armenian Times avait la « réputation de publier des articles non fondés, souvent non vérifiés ».  Et d'ailleurs, en 1999, Pashinyan est le premier journaliste attaqué pour diffamation dans l'Arménie post-soviétique. Le début d'une série de procès, jusqu'à sa cavale en 2008, qui marquera l'arrêt de ses activités journalistiques.

Une liberté garantie pour les médias

Sa femme, Anna Hakobian, occupe depuis la fonction de rédactrice en chef au sein de Armenian Times. Ironie du sort, son élection au poste de premier ministre a modifié la ligne éditoriale du journal, désormais en accord total avec le pouvoir en place. « Sa femme a déclaré : "Nous serons neutres, nous critiquerons le gouvernement" mais ce n'est pas le cas » constate Hrant Mikaelian. Avant de se questionner sur l'étroitesse des rapports entre Pashinyan et Armenian Times : « Les décisions du gouvernement sont constamment publiées avant tout le monde dans leur journal. Ça pose un vrai problème vis à vis de la concurrence. »

Les médias d'opposition à Pashinyan sont pourtant légion. Leur liberté est néanmoins garantie et les restrictions imposées pendant le conflit de l'Artsakh (l'appellation arménienne du Haut-Karabagh) ont été majoritairement acceptées. Frédéric Encel, géopolitologue français, va même jusqu'à la considérer comme « un modèle dans la région du Caucase ». La décision d'un cessez-le-feu, mettant fin au conflit de l'Artsakh, en novembre dernier, n'a pas suscité de déchaînement médiatique contre Pashinyan, chacun louant, au contraire, sa capacité à rassembler. Après avoir été longtemps le journaliste qui divise l'opinion.

Guerre du Haut-Karabagh :
les médias en ligne de mire

Par Dorian Vidal

La guerre de 2020 au Haut-Karabagh a conduit l’Arménie à prendre des mesures exceptionnelles. Dans cette optique, la loi martiale introduite à l’automne dernier devait permettre au pays de préserver son intégrité. Mais en interdisant la publication de rapports et d’articles critiquant l'action des autorités, le gouvernement a peut-être mis en péril la liberté de la presse sur son territoire.

Mener la guerre aux médias pour avoir la paix, le gouvernement arménien peut-il vraiment se le permettre ? « Parfois, on est contraint de donner des petits coups de canif à la démocratie. À condition, évidemment, que ce soit limité dans le temps et bien encadré par le législateur. » À circonstances exceptionnelles mesures exceptionnelles, pourrait-on penser si l’on s'en tient aux propos du géopolitologue Frédéric Encel. Pour la république du Caucase, les circonstances étaient bel et bien exceptionnelles. La faute à un conflit militaire historique.

Engagée dès le 27 septembre 2020 dans le Haut-Karabagh, l’Arménie instaure - comme son voisin et ennemi azerbaïdjanais - une loi martiale, qu’elle modifie le 8 octobre. Dès lors, interdiction pour les médias de critiquer, réfuter ou même mettre en doute les actions du gouvernement, des fonctionnaires et des organes locaux. Si la loi martiale a été levée depuis (le 24 mars 2021 N.D.L.R.), la journaliste Ani Avestiyan (OC Media) fait état d’une décision qui « a non seulement limité la liberté de la presse, mais a fait des journaux des promoteurs de la propagande d’État. Et ce, que ça leur plaise ou non. »

Amendes et suppressions d’articles

Les médias qui ne respectaient pas les règles du jeu pouvaient en effet voir le contenu jugé litigieux supprimé. Et s’exposaient aussi à une amende infligée par la police, dont les pouvoirs étaient spécialement accrus. La rédaction de Yerevan.Today en a d’ailleurs fait l’expérience en écopant de 700 000 AMD d’amende (1200€), deux jours seulement après la modification de la loi martiale. La raison ? Un article considéré comme une « menace pour la sécurité de l’État ». 

Rapidement, les critiques prennent de l’ampleur. Dans une lettre du 12 octobre adressée au Défenseur des droits de l'Homme de la République d’Arménie, l'Union des journalistes d'Arménie (UJA) critique ouvertement les mesures fraîchement adoptées. 

Et à en croire Inès Gil, reporter indépendante, les journalistes étrangers ne sont pas non plus épargnés par les restrictions. Selon celle qui a couvert la guerre au Haut-Karabagh pendant plusieurs semaines, les méthodes employées étaient abusives. Sans mention, par exemple, de l’avancée militaire azérie, les informations données par le gouvernement s’avéraient être en « décalage avec la réalité ». 

« Des tentatives pour contrôler la circulation de l’information »

Pour Jeanne Cavelier, responsable du bureau Europe de l'Est et Asie centrale de Reporters sans frontières (RSF), cela ne fait aucun doute : « Le recul de l’Arménie au classement de la liberté de la presse 2021 est en partie lié aux restrictions amenées par la loi martiale. On a assisté à des tentatives de légiférer pour contrôler la circulation de l’information sans avoir eu de discussion préalable avec les professionnels. C’est une nouvelle tendance assez décevante dans ce pays quand on sait qu’il s’était bien ouvert à la liberté d’expression ces dernières années. »

Et pourtant. Les journalistes étrangers ne sont pas tous aussi catégoriques. « Lorsque j’ai couvert le conflit au Haut-Karabagh, on avait une liberté d’expression, de mouvement et de travail quasi-totale », se souvient Jean-Christophe Buisson. Les 62 journalistes condamnés à des amendes entre le 8 octobre et le 2 décembre 2020 ne seront sans doute pas du même avis que le rédacteur en chef adjoint du Figaro Magazine. Au total, 13 médias ont été concernés d’après les forces de l'ordre arméniennes. 

Surtout, « même après la guerre, la loi martiale était encore active », rapporte le politologue arménien Hrant Mikaelian. « Pendant les affrontements, on pouvait le comprendre. Mais après le cessez-le-feu, c’est plus difficile à concevoir ». Ainsi, plusieurs mois durant, en temps de guerre ou non, les médias sont restés dans le viseur des autorités. 

Les restrictions amenées par la loi martiale ont contribué à un recul de l'Arménie au classement RSF sur la liberté de la presse. Photo : media.am

Les restrictions amenées par la loi martiale ont contribué à un recul de l'Arménie au classement RSF sur la liberté de la presse. Photo : media.am

Ecoles de journalisme :
les Arméniens
mauvais élèves ?

Par Loïc Bessière

Les étudiants en journalisme arméniens souhaitent avoir plus de cours pratiques. Photo : Twitter Université d'Artsakh

Les étudiants en journalisme arméniens souhaitent avoir plus de cours pratiques. Photo : Twitter Université d'Artsakh

Porte d’entrée privilégiée dans la profession, les écoles de journalisme sont pourtant au cœur des débats dans les médias en Arménie. Leurs enseignements sont souvent jugés insuffisants au sein des rédactions.

« De nombreux médias n'exigent pas de diplôme d'études supérieures en journalisme mais préfèrent avoir des professionnels ayant une formation en économie, en relations internationales, etc. » Les propos d’Ani Avestiyan, journaliste à OC Media, et ancienne étudiante en journalisme de l’Université d’Erevan, résument la situation en Arménie. Étonnamment, les médias font moins confiance aux jeunes journalistes issus des écoles de journalisme. « Je pense que deux ans maximum d'apprentissage des techniques de journalisme suffisent pour travailler si la personne sait écrire et a un esprit analytique », justifie Gegham Varsanyan, reporter pour Media.am. Il confie préférer « les journalistes ayant une formation en sciences économiques ou sociales ».

Un manque de formation pratique

Plusieurs universités, publiques ou privées, proposent des formations en journalisme, pour un cursus de quatre ans. « Le niveau des écoles et la qualité du journalisme ne sont pas assez élevés », déplore Gegham Varsanyan, diplômé en physique.

« Les universités n’arrivent pas à satisfaire les rédactions modernes, regrette Liana Sayadyan, rédactrice en chef adjoint d’Hetq et enseignante à l’université d’Erevan. Les enseignements ne correspondent pas à ce qui est attendu dans une école de journalisme au XXIème siècle. Elles manquent de compétences techniques et de technologies. » Partant de ce constat, Hetq, média web d’investigation, a décidé d’ouvrir sa propre école, l’Hetq Factory. Au programme, cinq matières qui tiennent compte des besoins des rédactions : investigation, data journalisme, journalisme mobile (photo, vidéo, web), fact-checking et géographie. Tous dénoncent un manque de pratique dans les écoles de journalisme. Actuellement, 60% des cours sont des enseignements pratiques contre 75% réclamés, le reste étant consacré à la théorie.

« Les médias ont besoin des étudiants en journalisme »

Davit Alaverdyan se replonge dans ses souvenirs. Il a été l’un des premiers étudiants en journalisme, à l’indépendance de l’Arménie, en 1991. Il se souvient d’enseignements donnés par des professeurs toujours marqués par une époque où le journalisme s’apparentait davantage à de la propagande soviétique. Trente ans plus tard, il est rédacteur en chef de Mediamax et professeur à l’Université d’Erevan. Il enseigne deux matières : sécurité de l’information et institutions/organisations internationales. Il ne comprend pas les critiques visant les écoles de journalisme émises « pour la plupart par [ses] anciens élèves. Les meilleurs médias prennent les meilleurs étudiants et les moins bons prennent le reste ». Les élèves manquent-ils de pratique ? Impossible : « On peut facilement avoir de la pratique. De nombreux médias prennent des stagiaires. Et souvent ils les embauchent après leur diplomation. » Pour lui, l’offre et la demande existent. Si « les étudiants trouvent des emplois aussi facilement, cela signifie que les médias ont besoin d’eux. Donc, c’est que le niveau est suffisant pour les rédacteurs en chef ». Chercheur en journalisme, Hrant Mikaelian n’est pas de cet avis. S’il concède que « la qualité de l’éducation n’est pas suffisante » dans les écoles de journalisme, il note surtout qu’il y a « trop de jeunes journalistes à la recherche d’un emploi. C’est dur d’en trouver un. »

Des étudiants partagés sur leur école

Et les élèves dans tout ça, qu’en pensent-ils ? Les propos des principaux intéressés corroborent les critiques des médias. Hamest Mkrtchian étudie à l’Université d’Artsakh. Elle a un avis mitigé concernant la formation qu’elle suit : « C’est dommage que nos enseignants ne soient pas majoritairement des spécialistes et qu’il y ait peu de pratique. »

Milena Mkrtchyan, journaliste à Journalist.am rejoint les critiques de sa future consœur. Diplômée en journalisme à l’Université d’Erevan en 2020, elle a décroché un emploi dans la foulée. Des perspectives, même limitées, existent donc dès la sortie d’école. Pour elle, pas de secret. Les clés du succès : « être ouvert à la nouveauté, ne jamais cesser d'apprendre, tout remettre en question et ne jamais abandonner ! »

Le journalisme d’investigation en première ligne de la bataille contre la corruption

Par Adrien Pain

Dans son classement de la liberté de la presse 2021, Reporters sans frontières a considéré qu’en Arménie, « le journalisme d’investigation qui prospère sur Internet » jouait un « rôle majeur dans le combat national contre la corruption »

Depuis son élection en 2018, le Premier ministre de l’Arménie, Nikol Pashinyan, a placé la lutte contre la corruption parmi ses priorités. Durant la dernière décennie, une multitude de médias en ligne ont été fondés, comme Civil Net en 2011 ou EVN Report et OC Media en 2017. Ces nouveaux arrivants intègrent des enquêtes approfondies dans leurs publications, révélant des fraudes au sein des instances politiques du pays. Leur offre complète la démarche de Hetq Online, seul média arménien pleinement consacré à l’investigation.

Lancé par l’ONG arménienne Investigative Journalists en 2000, le journal continue de chercher des « chaînes de corruption, impliquant des hommes d’affaires et hauts fonctionnaires », comme l’affirme Liana Sayadyan. L’objectif selon la rédactrice en chef adjointe : « délivrer des rapports au public », allant de l’analyse de l’utilisation des impôts à l’observation des élus locaux. Depuis 2007, Hetq est membre du Projet de signalement de la criminalité organisée et de la corruption (OCCRP).

Une diminution de la corruption depuis la révolution de velours

Cette recherche de transparence des institutions est partagée, comme son nom l’indique, par l’ONG Transparency International. Varuzhan Hoktanyan, directeur de projet du centre anti-corruption de l’association en Arménie considère que, « bien que les niveaux de corruption en Arménie aient considérablement diminué en 2018-2019, cela reste un problème essentiel ».

Ce constat est nuancé par Hrant Mikaelian, politologue à l’Institut du Caucase, groupe de réflexion du Sud de la région. D’après le chercheur, le discours de Nikol Pashinyan selon lequel la plupart des médias seraient corrompus est « généralisateur ». Il s’agit même à ses yeux d’une justification pour « limiter la liberté d’expression » de médias d’opposition. « Les grands médias arméniens, malgré leurs moyens financiers, n’ont pas envie de mener des enquêtes », observe, quant à elle, Liana Sayadyan.

Un travail d’investigation requérant de la vigilance

Armée, conflit du Haut-Karabagh, problématiques sociales… Malgré quelques sujets sensibles qui nécessitent un « traitement prudent », la rédactrice en chef adjointe de Hetq ne distingue « aucun sujet tabou ». Le 17 novembre 2008, le rédacteur en chef du journal, Edik Baghdasaryan, a été attaqué devant la rédaction. L’investigation menée par Hetq en réaction a dévoilé que l’agression aurait été commanditée par l’ancien ministre de la Protection de la nature Vardan Ayvazyan. La raison : Edik Baghdasaryan avait révélé qu’il avait privatisé des mines au profit de ses proches.

Au-delà du risque de violences physiques, certes en baisse drastique, l’obstacle principal réside dans le refus d’accorder des informations dans le cadre des enquêtes en Arménie. La journaliste Liana Sayadyan confie : « C’est souvent le cas quand on essaie de soutirer des informations qui devraient être publiques à des institutions. Cela prend des mois voire des années. »

« Accompagner la transition démocratique par la transition numérique »

Un moyen pour franchir la barrière des demandes d’information directes est l’utilisation d’outils numériques. Ils ouvrent l’accès à « des ressources et des réseaux beaucoup plus larges » selon Karen Harutyunyan, rédacteur en chef de Civil Net. Internet permet également aux enquêtes arméniennes de disposer d’une dimension internationale grâce aux « données ouvertes » d’après Gegham Varsanyan, journaliste à Media.am, et la « traduction des publications dans d’autres langues » tel que le perçoit Ani Avestiyan, journaliste à OC Media. Hetq, qui a d’ailleurs participé à des enquêtes de grande ampleur comme les Panama Papers et Troika Laundromat.

A ce titre, CFI, filiale du groupe France Médias Monde, a créé le projet Ants’um en décembre 2019 afin d’aider des médias arméniens à se développer. Christophe Provins, responsable du projet, explique que la démarche consiste à « accompagner la transition démocratique par la transition numérique des médias ». Ces initiatives catalysent la lutte contre la corruption en Arménie, d’autant plus que « l’amélioration du contexte semble pour l’instant durable et irréversible » depuis la révolution douce d’après Transparency International.

En 2004, la branche arménienne de Transparency International a décerné à l'ONG Investigative Journalists, qui publie Hetq Online, un prix pour sa contribution significative dans la lutte contre la corruption en Arménie. Photo : DR

En 2004, la branche arménienne de Transparency International a décerné à l'ONG Investigative Journalists, qui publie Hetq Online, un prix pour sa contribution significative dans la lutte contre la corruption en Arménie. Photo : DR

« Deux personnes ont attaqué en même temps, juste devant la voiture. Ils m'ont frappé, je viens de réaliser qu'ils me battaient », a réagi Edik Baghdasaryan, le rédacteur en chef de Hetq, à la suite de son agression en 2008. Photo : Gagik Shamshyan

« Deux personnes ont attaqué en même temps, juste devant la voiture. Ils m'ont frappé, je viens de réaliser qu'ils me battaient », a réagi Edik Baghdasaryan, le rédacteur en chef de Hetq, à la suite de son agression en 2008. Photo : Gagik Shamshyan

La (mé)diaspora arménienne, un lien vital avec la mère patrie

Par Théo Sivazlian

Un camp de réfugiés arméniens fuyant le génocide perpétré par le gouvernement des Jeunes-Turcs à leur encontre entre 1915 et 1916. Photo : Slate via Wikipedia

Un camp de réfugiés arméniens fuyant le génocide perpétré par le gouvernement des Jeunes-Turcs à leur encontre entre 1915 et 1916. Photo : Slate via Wikipedia

Un exemple de Une de la version arménienne du journal Nor Haratch.

Un exemple de Une de la version arménienne du journal Nor Haratch.

Capture d'écran effectuée sur le site internet de Zartonk Média.

Capture d'écran effectuée sur le site internet de Zartonk Média.

Un exemple de Une du journal argentin Diario Armenia.

Un exemple de Une du journal argentin Diario Armenia.

L’histoire de l’Arménie est intimement liée à celle de sa diaspora. S’est créé, avec elle, un réseau de médias relayant l’actualité de la patrie de Noé… mais pas seulement. Analyse.

L’Arménie se distingue par une spécificité unique en son genre : celle de compter trois fois plus d’habitants en dehors de ses frontières. Avec environ 10 millions d’individus, la diaspora arménienne est l’une des plus grandes au monde. Celle-ci s’est construite dans la douleur d’un terrible traumatisme : le génocide des Arméniens, perpétré entre le printemps 1915 et l’automne 1916 par le gouvernement des Jeunes-Turcs. Il a fallu fuir, s’exiler, trouver de nouvelles terres d’adoption. En évoquant la résilience du peuple arménien, l’auteur William Saroyan écrivait : « Allez-y, détruisez l’Arménie ! Voyez si vous pouvez le faire. Envoyez-les dans le désert sans pain ni eau. Brûlez leurs maisons et leurs églises. Voyez alors s’ils ne riront pas de nouveau. Car il suffirait que deux d’entre eux se rencontrent, n’importe où dans le monde, pour qu’ils créent une nouvelle Arménie ». Ce n’est pas une, mais des nouvelles Arménie qui se sont créées aux quatre coins de la planète.

Politique et mutation du journalisme

« L’éloignement n’empêche pas le regard critique ». Jiraïr Jolakian, le directeur de la rédaction de Nor Haratch, en est convaincu. Cette publication bilingue fondée à Paris en 2009 a pris la suite du journal Haratch qui, pour la communauté arménienne de France, fait référence. Sa ligne éditoriale est assumée. « Nous avons été critiques vis-à-vis de Serge Sarkissian et de l’oligarchie. Donc actuellement, nous défendons la position de Pashinyan, explique Jolakian. Dans la mesure où il a été élu démocratiquement et défend les libertés fondamentales, les intérêts et l'indépendance de l’Arménie ». Au sein de la diaspora, la vie politique est indissociable de l’actualité arménienne. Les médias ont un rôle fondamental à jouer pour ces communautés qui désirent conserver un lien avec leur identité, leur culture, leur pays.

« Malheureusement, peu d’arméniens lisent désormais les journaux, indique Harut Sassounian, éditeur du journal anglo-arménien The California Courier. Ils préfèrent suivre les informations sur les réseaux sociaux ». Dès lors, certains nouveaux médias appelés pure players, puisqu’exclusivement en ligne, sont apparus.

« Le devoir de prendre conscience de certaines réalités »

Zartonk Media en est l’exemple le plus connu. En arménien, le mot « Zartonk » signifie le « réveil ». Il fait référence à la période littéraire de la fin du XIXe siècle inspirée par les œuvres d'écrivains arméniens du monde entier qui ont initié et propagé une renaissance nationale. Cette idée de s’adapter à son temps en appelle une autre. Pour Van Der Megerdichian, co-fondateur américain de Zartonk Media, il est urgent de réaliser que « l'Arménie est menacée dans son existence. Un simple coup d'œil sur la carte suffit pour le comprendre. Nous avons donc tous un rôle à jouer pour faire avancer notre lutte nationale, explique l’étudiant. La nation arménienne - sans limites géographiques - doit toujours rester engagée dans la résilience et la fortification de l'État. Comme l'a dit Garegin Njdeh, "La patrie doit être aimée, quel que soit son régime politique". Cela dit, nous avons le devoir d’être critiques, de prendre conscience de certaines réalités ».

Un regard distancié et lucide

Ces réalités, Betty Arslanian les côtoie au quotidien. La jeune femme est correspondante à Yerevan, la capitale, pour le journal argentin Diario Armenia. Au fil de son expérience, elle évoque une presse arménienne qui serait le reflet de la polarisation de la société depuis la révolution de velours - entre révolutionnaires et anti-révolutionnaires - qui a conduit Nikol Pashinyan au poste de Premier ministre au printemps 2018. L’indépendance des médias locaux est aussi mise à mal. « En général, ils répondent à des organisations, des figures de la police, des partis politiques, ou reçoivent des subventions de différents secteurs, détaille Arslanian. Cela entrave le développement du journalisme d’investigation dans le pays ». Diario Armenia, lui, continue de remplir son rôle d’information pour le continent sud-américain. Il avait même préparé un dossier expliquant le conflit en Artsakh pour les journalistes, leur fournissant des informations utiles pour ceux qui devaient s’y rendre. Une énième preuve du rôle crucial joué par les médias de la diaspora dans la préservation de l’identité arménienne.

Crédits des images accompagnant un titre :

Photo 1 : ici.radio-canada.ca

Photo 2 : primeminister.am

Photo 3 : DR

Photo 4 : media.am

Photo 5 : wikipedia.org

Photo 6 : DR

Photo 7 : francais.rt.com