Maroc :
Des libertés en trompe-l'œil

Jardin Majorelle (Marrakech, Maroc) @Wikimedia Commons

Jardin Majorelle (Marrakech, Maroc) @Wikimedia Commons

Au classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse, annoncé mardi 20 avril, le Maroc a encore perdu trois places et se retrouve 136ème sur 180.

Difficile pour les journalistes de garder leur rôle de contre-pouvoir face à des autorités devenues plus répressives.

Une pression persistante qui limite non seulement la liberté des médias mais aussi celle de la population.

En tant que journaliste marocain, vous sentez-vous libre ?

Lois marocaines sur la presse : l’image « parfaite »  

Elodie Radenac

@achillefrancomme

@achillefrancomme

Cela peut paraître surprenant ! Et pourtant, malgré sa mauvaise place dans le classement de RSF, au Maroc, selon la loi la presse « ne peut être limitée par aucune forme de censure préalable ».

En 2011, la révision de la constitution marque une avancée importante pour le droit à l’information.

En théorie, la Constitution du Maroc est très protectrice pour la presse contrairement à d’autres pays comme Bahreïn, 168ème au même classement de RSF. Plusieurs journalistes interrogées nous ont confirmé que les textes étaient protecteurs sur le papier dont Slaheddine Lemaizi, journaliste marocain indépendant à Casablanca.

Dans un contexte de printemps arabe, des réformes profondes ont vu le jour surtout depuis le début des années 2010 et permis une plus grande prise de conscience politique et un élan de libération de la parole, selon les témoignages recueillis.

Dès son indépendance, en 1958, le Maroc avait pourtant accordé officiellement une place fondamentale à la liberté d’opinion. Sa toute première constitution garantissait « à tous les citoyens la liberté d'opinion, la liberté d'expression sous toutes ses formes et la liberté de réunion ». Mais dans les faits, sous Hassan II, la presse était très contrôlée.

Lorsqu’il arrive au pouvoir en 1999, le roi Mohammed VI adopte des mesures qui font souffler un petit vent de liberté. Le nouveau Code de la presse établi par la loi du 3 octobre 2002, veut améliorer l’image du Maroc sur la scène internationale. Il précise : « Les citoyens ont droit à l'information. Tous les médias ont le droit d'accéder aux sources d'information et de se procurer les informations de sources diverses, sauf si lesdites informations sont confidentielles en vertu de la loi. »

@Canva. Elodie Radenac

@Canva. Elodie Radenac

Pour pouvoir exercer, les journalistes doivent obtenir la carte de presse, un précieux sésame parfois difficile à obtenir.

Depuis 2018, ce n’est plus le ministère de la Communication qui délivre ces cartes professionnelles mais le Conseil National de la Presse, un organisme qui doit garantir le droit du citoyen à une presse plurielle, libre et crédible. Au Maroc, les critères d’éligibilité de la carte sont les mêmes qu’en France, comme en témoigne Slaheddine Lemaizi dans ce sonore.

Un constat partagé par un autre journaliste qui a longtemps travaillé au Maroc, mais qui nous a parlé sous couvert d’anonymat. Pour une autre journaliste, âgée de 23 ans qui a exercé au sein du média TelQuel, « Cette carte est discriminante car avec l’émergence des réseaux sociaux, des blogs, c’est injuste que les médias en ligne ne soient pas considérés comme du journalisme à part entière. Toutes personnes qui essaient de ramener l’information, même à une petite échelle, sont intéressantes […] C’est l’exercice de la fonction qui fait de toi un journaliste pas cette petite carte que l’on te donne. »

Le Maroc offre en vitrine sa législation sur la presse qui garantit qu’aucun journaliste ne peut être poursuivi en justice pour ses écrits. « Mais dans les faits, la liberté de la presse n’est pas garantie. En tant que journaliste on devrait être capable de tout remettre en question et là ce n’est pas possible », poursuit la jeune journaliste interrogée, diplômée d’une licence en sciences politique à Rabat.

Si sur le papier tout est lisse, la réalité est tout autre

Sources : notes

Révision Constitution 2011

Dossier d'Ahmed Hidass : « Quand  "l’exception" confirme la règle. L’encadrement juridique de la liberté de la presse écrite au Maroc »

Code de la presse et de l'Edition 2003

Création du conseil National de la Presse (CNP)

Transcript des sonores pour les personnes malentendantes :

« J’insiste sur un point, théoriquement, sur le plan de la loi, nous n’avons pas reculé, ceci dit dans la pratique du terrain, le journalisme, la liberté se pratique on voit moins de choses publiées dans les médias »

« Durant ma carrière de journaliste, j’ai toujours eu une carte de presse car je travaillais dans des médias de la place donc c’est eux qui faisaient la demande. Il n’y avait pas de difficulté à ce que j’obtienne ma carte car les critères d’éligibilité sont des critères sociaux-économiques : déclaration à la caisse de sécurité sociale, les bulletins de paie… que remplissaient facilement ces entreprises de presse. La carte de presse, jusqu’en 2018, était délivrée par le ministère de la Communication. Aujourd’hui ce ministère a transféré ses prérogatives au conseil national de la presse qui délivre désormais ces cartes. Le CNP délivre ces cartes sur des critères objectifs. Ceux qui sont discriminés par rapport à ces critères ce sont les "freelance", donc les journalistes indépendants. Ils n’ont pas les moyens d’obtenir une sécurité sociale par leur propre moyen ou même de justifier quelquefois les collaborations qu’ils ont avec les médias nationaux et internationaux. Si tu es "freelance" tu dois prouver que tu collabores avec des médias donc tu dois avoir des factures des prestations, les papiers des piges. Il n’y a pas d’autre obstructions à cela sauf pour les journalistes correspondants étrangers basés au Maroc qui eux, relève d’une procédure différente. C’est le ministère des Affaires étrangères qui leur donne cette carte. Si on est un média qui n’est pas dans l’ordre de la sainteté par le gouvernement et bien les journalistes n’obtiennent pas la carte de presse. Un exemple, le cas d’Al Jazeera, la chaîne qatari n’était pas en bon terme avec l’État marocain donc les journalistes n’ont pas eu leur carte de presse et n’ont pas été accrédités au Maroc. La chaîne a alors dû fermer son siège à Rabat. »

Journalistes emprisonnés au Maroc : la liberté d’expression en procès

Joseph Grosjean

Capture d'écran YouTube de l'émission «1 dîner 2 cons» tournée dans les locaux de l'association Racines.

Capture d'écran YouTube de l'émission «1 dîner 2 cons» tournée dans les locaux de l'association Racines.

« When you ain't got nothing, you got nothing to lose. »1 
Bob Dylan - Like a Rolling Stone

C’est avec ces paroles de Bob Dylan qu’Omar Radi, journaliste marocain, explique en janvier 2020 dans une interview à TV5 Monde que « de plus en plus de gens n’ont plus grand chose à perdre » face à une censure de « l’élite » marocaine. Alors âgé d’une trentaine d’années, le défenseur des droits de l’homme est en liberté provisoire. Quelques mois auparavant, il avait critiqué dans un tweet une décision de justice contre des membres du Hirak, ce mouvement de contestation sociale qui avait éclaté en 2016 dans le nord du Maroc.

Le 26 décembre 2019, Omar Radi est incarcéré pour « outrage à magistrat ». L’affaire Radi crée un vent de contestation sur Internet et dans la rue. Le journaliste, contributeur du média Le Desk, est relâché quelques jours plus tard avant d’être finalement condamné. Amnesty International et le collectif protecteur de journalistes menacés Forbidden Stories révèlent la même année le piratage de l’iPhone d’Omar Radi, à l’aide d’un logiciel espion.

Le journaliste de 34 ans, connu pour son travail d’investigation, est aujourd’hui accusé d’avoir reçu des « financements étrangers », d’« atteinte à la sécurité intérieure de l’État » et de « viol », l’accusation la plus sensible. Il a été placé en détention provisoire et à l’isolement le 29 juillet 2020. Son procès a été renvoyé au 27 avril, selon l’AFP

En grève de la faim depuis le 9 avril, il « a perdu 10 kilos en prison, souffre d’asthme et de la maladie de Crohn » rapportent ses proches. « Il est inacceptable que des journalistes en arrivent à mettre leur vie en danger pour pouvoir faire entendre justice et retrouver la liberté qu’ils n’auraient jamais dû perdre », déclare le directeur du bureau Afrique du Nord de RSF, Souhaieb Khayat.

Omar Radi a toujours nié les faits reprochés et se dit victime d’une « vengeance » du pouvoir. Les autorités marocaines se défendent de toute ingérence et mettent en avant l'indépendance de la justice. La controverse est dans l’accusation de « viol » d’une ancienne collègue d’Omar Radi. Le débat est de savoir si c’est un piège qui lui a été tendu ou non.

L’ONG Human Rights Watch dénonce des « poursuites apparemment truquées ». Une enquête de Mediapart et l’Humanité montre que la victime présumée d’Omar Radi avait échangé des messages avec lui le soir des faits et un témoin direct, Imad Stitou, confirme la version d’Omar Radi, à savoir une relation sexuelle consentie.

« L’instrumentalisation de la parole des femmes dans ces affaires judiciaires est récurrente » indique de son côté RSF

« Dans le contexte actuel, vous ne risquez pas de vous faire arrêter pour vos écrits mais il peut y avoir des histoires de fisc, de mœurs »
Un journaliste marocain qui souhaite garder l’anonymat

Interrogée, l’ambassade du Maroc n'a pas répondu aux questions du RIG Maroc. D’autres journalistes qu’Omar Radi sont aussi poursuivis. Soulaiman Raissouni et Taoufik Bouachrine, du quotidien arabophone Akhbar Al-Youm (« la voix du peuple ») et considérés comme des voix critiques font face à des accusations de « viol ».

Le journaliste marocain Omar Radi en 2018 @Wikimedia Commons

Le journaliste marocain Omar Radi en 2018 @Wikimedia Commons

L'ONG Human Rights Watch dénonce des « poursuites apparement truquées » @Flickr

L'ONG Human Rights Watch dénonce des « poursuites apparement truquées » @Flickr

Les professionnels de l’information ne sont pas les seuls à être dans le viseur des autorités marocaines.

L’historien marocain Maati Monjib, 61 ans, lui aussi considéré comme critique à l’égard du pouvoir a été condamné en janvier 2021 pour « atteinte à la sécurité de l’État » et « escroquerie ». 

Des associations culturelles, comme Racines, sont aussi sous pression.

L’émission « 1 dîner 2 cons » qu’elle avait abritée dans ses locaux et diffusée sur YouTube, lui a valu d’être dissoute, en 2019.

Omar Radi était présent lors de cette émission avec le porte-parole d’Human Rights Watch, ou encore le président de l’association Racines, Aadel Essaadani qui a accepté de répondre à nos questions. Il parle d’une décision sans « précédent » car il « n’y a jamais eu de dissolution d’une association culturelle pour des raisons politiques ». 

La justice marocaine a reproché l’organisation d’un débat « parsemé d’outrages aux institutions » face aux propos critiques contre l’État de certains participants.

L'historien marocain Maati Monjib à l'édition 2017 des "Freedom of Expression Awards" @Wikimedia Commons

L'historien marocain Maati Monjib à l'édition 2017 des "Freedom of Expression Awards" @Wikimedia Commons

Aadel Essaadani, le président de l'association Racines dissoute en 2019 - Capture d'écran de l'interview

Aadel Essaadani, le président de l'association Racines dissoute en 2019 - Capture d'écran de l'interview

Notes

1 Traduction des paroles de la chanson de Bob Dylan :

« When you got nothing, you got nothing to lose. »

« Quand tu n'as plus rien, tu n'as plus rien à perdre. »

Transcription de l'interview d'Aaden Essaadani :

« C'est un cynisme d'État contre les gens qui pourraient avoir envie de critiquer, d'avoir une voix un peu dissonente, ne pas suivre la doxa du régime.

Et donc on leur trouve toutes les excuses, tous les arguments et tous les motifs.

C'est David contre Goliath. »

Les jardins de la Menara (Marrakech, Maroc) @Flickr

La royauté, frein pour la liberté d’expression ?

Juan Tendero-Tourné

Fes @Achille Francomme

Fes @Achille Francomme

Un symbole d’espoir. Voici comment a été perçue la transition du règne de Hassan II vers son fils Mohamed VI par le peuple marocain. Le prise de pouvoir de l’actuel roi du Maroc en 1999, a redonné aux journalistes une chance de pouvoir s’exprimer plus librement. Malgré ce vent de liberté, la critique de la royauté reste une ligne rouge à ne pas franchir pour les journalistes. 

À partir de 2011, la démocratie a été mise en avant et les pouvoirs royaux amoindris, notamment au profit du chef du gouvernement. Pour un journaliste qui a travaillé plusieurs années au Maroc, la situation a globalement évolué de manière positive pour les journalistes ces dernières années : « Sur les 20 ans de Mohamed VI clairement, le nouveau règne a [apporté] encore un peu plus de liberté et la situation est meilleure. » En prenant pour exemple d’autres États dotés d’une monarchie constitutionnelle, il est facile de constater que la situation de la presse et de la liberté d’expression se portent bien. 

Le cas de la Norvège en est le meilleur exemple, 1er au classement mondial de la liberté de la presse en 2021. La monarchie constitutionnelle en tant que système peut garantir une liberté aux journalistes. D’autres pays le prouvent comme la Belgique, la Suède, le Luxembourg, le Danemark ou encore les Pays-Bas, tous très bien classés au classement annuel de RSF. Longtemps considéré comme un régime autoritaire, le Maroc a donc du mal à assurer sa transition vers une monarchie plus libérale, comme l’ont fait d’autres pays. Pourtant, les actions du roi diffèrent de la politique menée par son père et prédécesseur, Hassan II. Là où la presse était contrôlée et muselée sous l’ancien roi, l’émergence de nouveaux médias et une plus grande liberté accordée à la presse sont des marqueurs de progrès dans le Maroc d’aujourd’hui. Les politiques progressistes de l’actuel souverain sont des avancées fragiles et encourageantes vers une émancipations progressive des médias. Cependant des problèmes persistent…

Des progrès oui ! Mais pas d’indépendance…

La situation demeure paradoxale. La royauté continue d’imposer des limites aux journalistes. Certains sujets ne peuvent être mentionnés, ni traités, sous peine de lourdes sanctions. Certaines lignes rouges ne peuvent être franchies. S’attaquer aux affaires de la famille royale est toujours prohibé. Autre problème, aucun décret officiel ne mentionne une interdiction d’enquêter sur la famille royale. Les journalistes qui tentent de s’exprimer sur le sujet sont pour la plupart emprisonnés pour d’autres raisons, généralement liés à des problèmes de mœurs.

Certains parlent toujours de censure dans les rédactions, dans le but de ne pas franchir ces lignes rouges. C’est le cas de Mohamed Saadani, vice-président de l’association Marocaine des caricaturistes. Dans une interview accordée au site Yabiladi News, il déclarait : « On est plus dans la censure que dans l’autocensure, émanant principalement des directeurs des publications ». La liberté de la presse a donc connu une progression en demi-teinte. La politique royale a permis de réelles avancées pour l’ensemble des acteurs médiatiques. De nombreux médias se sont développées, avec une réelle volonté d’indépendance de la part des journalistes. Malgré des améliorations, le constat est aujourd’hui à l’heure du durcissement. Depuis plusieurs années, la situation de la liberté de la presse se dégrade dans le pays. Dans son rapport annuel 2020 sur la liberté de la presse, Amnesty International déclarait à propos du Maroc : « Les autorités ont continué de réprimer la liberté d’expression au Maroc et au Sahara occidental, ouvrant des enquêtes et des poursuites contre un certain nombre de journalistes et de militant·e·s en raison des articles qu’ils avaient publiés en lignes. »

D’autres problématiques sont en lien avec la royauté. En tant qu’actionnaire majoritaire dans les entreprises de presses, la famille royale possède une grande influence sur les choix éditoriaux de certains médias. La question de l’indépendance des journalistes marocain peut alors se poser. 

Au Maroc, un financement problématique des médias

Jalil Benferhat-Caste

Marrakech @Madani Abdelkader

Marrakech @Madani Abdelkader

Le 15 mars 2021, le journal Akhbar al-Youm a fermé ses portes. Il était l’un des rares à critiquer régulièrement le Palais royal. Mais il n’a pas bénéficié, contrairement à d’autres médias, des aides de l’État pendant la période de pandémie. La publicité, en particulier celle d’organismes affiliés à l’État, tous de gros annonceurs, a aussi disparu des colonnes du journal « alors qu’elle continuait de fleurir sur des supports qui soutiennent aveuglément les autorités », rappelle le directeur de l’ONG de défense des droits humains Human Rights Watch pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord Ahmed Benchemsi. Un exemple des pressions financières qui peuvent influencer l’existence de certains médias.

Le financement des médias est un enjeu central dans le traitement de l’information. Les différentes sources de financements des 87 journaux, la trentaine de radio et les dix chaînes de télévision du pays sont publiques (L’État, la Royauté) et privées.

La famille royale contrôle plusieurs médias dans le pays, notamment la radio et les télévisions d’État, les médias les plus suivis.

Dans les médias contrôlés par le secteur privé, on trouve de riches hommes d’affaires mais qui sont aussi parfois ministres, comme le montre une infographie réalisée par Reporters sans frontières avec le média en ligne marocain, Le Desk.

Marrakech @Madani Abdelkader

Marrakech @Madani Abdelkader

Médias et pouvoirs : un cartel d'intérêts - Media Ownership Monitor - Infographie réalisée par Reporters sans frontières et Le Desk

Médias et pouvoirs : un cartel d'intérêts - Media Ownership Monitor - Infographie réalisée par Reporters sans frontières et Le Desk

On y retrouve Aziz Akhannouch, deuxième fortune du pays après le roi, ministre de l’Agriculture depuis 2007. Il détient des parts dans les sociétés d’éditions Horizon group et Caractères et dans les journaux Les Inspirations éco et La Vie éco.

Mais aussi Moulay Hafid Elalamy, ministre de l’Industrie et du Commerce, avec une fortune estimée à 620 millions de dollars selon Forbes et qui a des parts dans le groupe Akwa et Caractère et les sociétés d’éditions Vie éco presse, Impression presse et Alm Publishing.

L’enquête de RSF relève que les médias financés par les hommes d’affaires influents du pays sont des proches du pouvoir marocain. Ils proposent une approche généraliste restrictive de l’information.

Le rapport explique que les sujets économiques restent majoritaires : « Chaque ligne éditoriale, à l’exception de celle de TelQuel a tendance à se focaliser sur des sujets économiques, à adopter un ton lisse plutôt que de questionner, voire contredire l’ordre économique, politique et social. » 

Comme l’explique un journaliste ayant travaillé au Maroc mais qui a préféré garder l’anonymat, le financement impacte directement le traitement de l’information : « L’argent c’est un peu le nerf de la guerre. Et pour faire un bon média, il faut de l’argent, pour recruter des profils expérimentés, faire des enquêtes au long cours. Il y a un problème de "business-model" au Maroc faisant que l’actuel modèle économique ne marche pas et qu’il y a un manque de ressources qui influe directement sur la qualité du travail. » Ces acteurs du monde économique exercent une double influence à travers leur fonction dans l’État mais aussi avec la pression financière qu’ils peuvent exercer en achetant ou pas de la publicité auprès des médias. « On est à la merci des annonceurs qui entretiennent des relations ambigües avec le Palais royal. Les journaux indépendants ont été tués économiquement », souligne une ancienne journaliste de TelQuel, qui elle aussi préfère rester anonyme.

Sur le Web, des médias se démarquent comme l’explique le journaliste ayant travaillé plusieurs années au Maroc, mais ils n’ont pas toujours un financement suffisant ou stable. On voit aussi se développer une presse dite « de diffamation » qui brouille les lignes entre vrais journalistes et personnes agissant pour des intérêts particuliers sans respecter les règles de déontologie. « Il y a des médias comme Chouf TV qui ont toutes les apparences de médias d’investigation comme Mediapart sauf qu’ils publient juste des documents de la police politique pour décrédibiliser des gens, des opposants, les présenter comme des pervers sexuels ou comme des gens corrompus » sans apport journalistique, indique lui aussi sous couvert d’anonymat un journaliste d’un grand média connaissant bien le Maroc. 

C’est un processus qui se retrouve en Russie. La journaliste indépendante Elena Kostyuchenko de la Novaïa Gazeta explique dans une enquête menée par le Conseil de l’Europe que : « La plupart des personnes qui se disent journaliste en Russie ne le sont pas. Ils produisent des informations de services à la solde de politiques ou de business. »

Ces problématiques ne sont pas propres au Maroc. Le financement des médias reste une problématique clée pour un traitement de l’information non-influencé par une pression économique ou politique et pour que les médias n’aient pas peur de « lignes rouges » ou de sujets tabous.

Marrakech @Madani Abdelkader

Le Sahara occidental, une ligne rouge à ne pas franchir

Laura Bouaricha

Le Sahara occidental @Wikimedia Commons

Le Sahara occidental @Wikimedia Commons

Dès qu’un pays est en conflit ou en guerre, c’est au détriment de l’information. Il y a une pression exercée sur les journalistes et un contrôle plus fort du gouvernement.

C’est le cas au Maroc avec le conflit au Sahara occidental où les autorités de Rabat sont en opposition avec le Front Polisario qui veut l’indépendance de ce territoire de 266.000 km2.

« Le Sahara occidental au Maroc c’est une cause patriotique nationale, comme le Tibet pour la Chine ou l’Alsace-Lorraine pour la France dans le passé », relève un journaliste européen qui connaît bien le Maroc. Rabat considère le Sahara occidental, qui est riche en ressources, comme son territoire.

Carte du Maroc revendiquant le Sahara occidental @Creative Commons

Carte du Maroc revendiquant le Sahara occidental @Creative Commons

L’ONU elle le désigne comme un « territoire non autonome » en l'absence d'un règlement définitif depuis la fin de la colonisation espagnole. Le Maroc en contrôle plus de 80% à l'ouest, le Front Polisario moins de 20% à l'est, le tout étant séparé par un mur de sable et une zone tampon sous contrôle des Casques bleus de l'ONU, d’après l’AFP.

Le Sahara occidental: un conflit depuis 45 ans @Creative Commons

Le Sahara occidental: un conflit depuis 45 ans @Creative Commons

Le « trou noir de l’information »

Coupé du monde, le Sahara occidental est devenu une zone de non-droit pour les journalistes, un « trou noir de l’information » selon Reporters sans frontières. Ce silence s’explique par les restrictions de l’État marocain : refus d’entrée des journalistes étrangers, expulsion de ceux qui parviennent à pénétrer sur le territoire.

Donner une autre version que le discours officiel marocain expose à des poursuites : « Vous êtes certains que vous allez vous faire expulser. Les autorités marocaines considèrent cela comme une atteinte à la sécurité » confie un ancien journaliste marocain qui préfère garder l’anonymat. Avec humour, il ajoute : « Par contre, il est tout à fait possible de faire un reportage sur la poterie à Laayoune, la ville principale de ce territoire, et sur le kite surf ». Les seuls médias qui opèrent en permanence et ouvertement à l’intérieur du Sahara occidental sont la radio et la télévision d’État ou des médias en ligne suivant la ligne officielle de Rabat.

Conscients qu’évoquer l’indépendance ou le désir d’autonomie des habitants de ce territoire est une ligne rouge, les médias n’utilisent pas le terme de Sahara occidental mais font référence aux « provinces du sud » ou au « Sahara marocain ». En 2017, la journaliste Soumia Dghoughi a été licenciée sur-le-champ pour avoir utilisé le terme « Sahara occidental ». Dans un communiqué, MedilTV a déclaré que, « ayant reconnu cette erreur professionnelle, le réseau a pris des mesures administratives rigoureuses et a décidé de suspendre la journaliste immédiatement, en attendant une enquête sur les circonstances entourant cet acte inacceptable ».

Comme autre moyen d’action, le gouvernement expulse ou emprisonne les journalistes qui osent couvrir les questions politiques liées au Sahara occidental. En 2010, de nombreux journalistes étrangers notamment de la télé espagnole TVE, de l’AFP, ou de l’agence de presse espagnole EFE, ont été expulsés pour avoir couvert le démantèlement par les forces marocaines du camp de Gdeim Izuk, près de Laâyoune, où 15 000 Sahraouis s’étaient installés pour protester contre leurs mauvaises conditions de vie. L’intervention avait dégénéré en violents affrontements puis en émeute à Laâyoune. D’après Rabat, onze membres des forces de l'ordre ont été tués et plusieurs dizaines d’autres blessés. Après ces heurts, peu de médias ont tenté d’entrer au Sahara Occidental. 

Un journaliste local n’a lui pas été expulsé mais emprisonné : Mohamed Lamin Haddi, collaborateur de la chaîne de télévision de la République arabe sahraouie démocratique RASD TV, une chaîne pro Polisario, a été condamné par un tribunal militaire marocain à 25 ans de prison. Il est accusé d’« actes de violence contre des fonctionnaires, dans l’exercice de leurs fonctions, avec l’intention de tuer » rapporte RSF.

Emprisonné depuis 10 ans, Mohamed Lamin Haddi, est en « danger de mort ». En 2021, après 78 jours de grève de la faim, il a été nourri de force par une sonde nasogastrique. Pour le secrétaire général de RSF, Christophe Deloire, « le supplice de Mohamed Lamine Haddi n’a que trop duré. Il est temps d’y mettre un terme et de sortir de l’oubli un journaliste victime d’un conflit qui dure depuis 45 ans. »

Mais parmi les sujets sensibles il n’y a pas que les conflits de territoire, mais aussi la couverture des inégalités sociales.

Quand les inégalités compliquent le travail du journaliste

Juliette Halliez

CC0 Domaine public

« AACH AL CHAAB » (Vive le peuple).

Le 23 février 2020, des milliers de personnes se rassemblent dans les rues de Casablanca, la capitale économique du Maroc, et reprennent ce rap aux 32 millions de vues sur YouTube. Ce titre contestataire, qui reprend des slogans scandés dans les stades, dénonce « l'injustice » et les inégalités sociales.

Sur la plateforme YouTube, Aach al chaab, cumule 32 millions de vues. Ses auteurs ont été condamnés pour « insulte à la police » fin 2019.

D’après un rapport de l’ONG Oxfam d’avril 2019, le Maroc serait le pays le plus inégalitaire d’Afrique du Nord, et dans la moitié la plus inégalitaire des pays de la planète. Le pays souffre d’« une pauvreté multidimensionnelle », c’est-à-dire manque d’accès aux services de base - eau, électricité, santé...

Les inégalités sont très fortes dans l’accès à l’éducation. L’analphabétisme persiste au Maroc, notamment dans les zones rurales et chez les femmes : environ 53 % des Marocaines sont analphabètes. Une difficulté pour les journalistes qui produisent un contenu pas accessible à toute la population.  Aborder en profondeur ces inégalités peut se révéler compliqué.

Salaheddine Lemaizi, journaliste basé à Casablanca, est devenu indépendant pour gagner en liberté. Il témoigne :

« Traiter des questions d’inégalités sociales est assez banal, mais là où ça peut être sujet sensible c’est lorsqu’on fait le lien avec les raisons profondes de ces inégalités, lorsqu’on met en perspective les conditions de vie des Marocains avec la situation économique et politique du pays. »

Ces vingt dernières années, la volonté du Royaume marocain de réduire les inégalités a pourtant porté ses fruits et dynamisé la croissance. Entre 2001 et 2014, presque 3 millions de Marocains ont vu leur revenu passer au-dessus du seuil de pauvreté. Ces données, rappellent Oxfam, ne prennent toutefois pas en compte la population fragile, qui peut basculer dans la réelle précarité à tout moment.

Comme dans le reste du monde, la pandémie de coronavirus creuse les inégalités. Au Maroc, seuls les salariés du secteur public et privé bénéficient d'une couverture médicale et des millions de personnes ne sont pas couvertes en cas de problème de santé. Or, les tests de dépistage dans un laboratoire y coûtent entre 20 et 50 euros, sachant que le salaire moyen en 2021 est de 376 euros.

En réaction, le roi Mohammed VI a annoncé récemment un plan de généralisation de la couverture sociale. A terme, 22 millions de personnes actuellement dépourvues d'assurance maladie seront couvertes. Selon un rapport de l’Unicef d’octobre 2020, 30.000 personnes pourraient tomber dans l’extrême pauvreté au Maroc en raison du Covid-19.

Ces inégalités limitent la liberté du peuple et de la presse

Ces importantes inégalités sociales ont une conséquence directe sur la liberté du peuple et par conséquent, de la presse. Cette population pauvre n’a pas les outils matériels et intellectuels pour accéder à l’information. Une population pas éduquée est une population moins impliquée dans les débats public, moins critique. Or, la liberté de la presse repose sur l’accès à l’information et sur l’implication des citoyens dans la démocratie.

Pendant qu’une grande partie de la population est plus occupée à survivre, elle se préoccupe moins de la politique du pays, ce qui laisse plus de place au pouvoir. Certaines inégalités sont difficiles à couvrir pour la presse, car elles peuvent révéler les faiblesses du pays et les carences de l’État voire de la corruption. Dans le traitement des médias, les questions de propriétés de terre ou de répartition des richesses, se rapprochent des « lignes rouges », selon Salaheddine Lemaizi.

Sur la pandémie de Covid-19, « il est difficile de questionner les décisions politiques sur la gestion de la crise dans les médias », confie une journaliste marocaine indépendante qui a souhaité garder l'anonymat. « Dans cette situation d’urgence, les services sécuritaires ont plus de pouvoir qu’avant. Donc critiquer leur gestion pourrait avoir des conséquence ».

« Quand on limite la liberté d’expression, la liberté d’opinion, le débat publique, on rend le citoyen vulnérable et influençable. »
Aadel Essaadani

En quelques chiffres :

  • 36 millions d’habitants au Maroc
  • Entre 2000 et 2017, la croissance annuelle moyenne du PIB a été de 4,4%.
  • Le « seuil de vulnérabilité » concernerait un Marocain sur huit au niveau national, et près d’un sur cinq en milieu rural.
  • Le taux de pauvreté est passé de 15,3 % en 2001, à 4,8 % en 2014.

« C’est en allant travailler là-bas que je me suis rendue compte de la chance qu’on a nous, de l’autre côté de la Méditerranée »

Interview d'une ancienne journaliste française au Maroc

Dans quelles conditions avez-vous travaillé en tant que journaliste au Maroc ?

J’ai d’abord été en stage de fin d’études dans un média international au Maroc en 2017. On m’avait proposé un CDD mais j’avais d’autres projets. J’y suis retournée à la fin de l’année 2018 pour 9 mois. Je m’occupais principalement des rubriques Société et Culture. Dans les autres médias, il y a de l’autocensure. Des choses à ne pas dire sont complètement intégrées par les rédactions et les journalistes. Et moi, je m’amusais à deviner cette autocensure derrière les papiers des médias qui, quand ils parlent du roi, utilisent toujours « Sa Majesté que Dieu le préserve », etc. Dans le média où je travaillais, on ne faisait jamais ça. Chez Telquel, Le Desk, c’est pareil. Des médias qui, pour moi, sont assez libres, ou en tout cas, en ont l’air.

Vous considériez-vous comme libre ?

Je me considérais totalement libre. J’avais un bon directeur de publication et une rédactrice en chef géniaux. Aucun de mes articles n’a été refusé. Après, c’est peut-être aussi parce que la barrière de la langue m’empêchait de couvrir des sujets très chauds. En 2017, quand j’étais en stage, j’ai demandé si je pouvais couvrir les manifestations dans le Rif. Ma rédactrice en chef n’a pas voulu, mais c’était pour une question de sécurité et de langue plus que de liberté et de peur pour les conséquences (j’avais 20 ans seulement à l’époque). J’ai écrit des papiers qui touchaient justement à la liberté de la presse, aussi. Un journaliste néerlandais s’était fait expulser du Maroc pour avoir voulu couvrir la migration – sujet très sensible là-bas.

Est-ce que vous avez rencontré des difficultés, des contrôles, lorsque vous traitiez des sujets sur les inégalités sociales au Maroc ?

Pour un de mes sujets, je suis allée suivre une caravane médicale dans la vallée des roses. Le but était de mettre en avant le désert médical de la région, alors qu’un hôpital venait d’être construit. Des policiers venus vérifier que tout allait bien m’ont posé pas mal de questions, sans plus. Quand je suis allée à l’hôpital – où il n’y avait personne – le gardien m’a gentiment demandé de quitter les lieux. A cause de la barrière de la langue peut-être. Mais je m’imagine que c’est soit parce que sa position sociale fait qu’il ne veut pas prendre de risque par rapport à sa hiérarchie de laisser rentrer une européenne sans leur accord, soit parce qu’il savait pertinemment que j’étais journaliste (tout se sait rapidement au Maroc) et avait reçu l’ordre. Ou bien soit parce que je ne pouvais simplement pas rentrer comme ça, mais ça me paraissait bizarre vu qu’on était en plein après-midi, en semaine. A part ça, je n’ai pas eu de souci.

Est-ce que le fait que les inégalités sociales soient très importantes dans le pays limite d’autant plus la liberté de la presse ?

Je ne pense pas que cela tienne tant que ça aux inégalités sociales. C’est la liberté tout court qui est compliquée dans le pays et, de ce fait, la liberté de la presse. Mon ami Omar (Radi) est en prison et n’est pas le seul. Mais c’est en allant travailler là-bas que je me suis rendu compte de la chance qu’on a nous, de l’autre côté de la Méditerranée.

Solutions alternatives et précautions

Dans les pays où les libertés sont réduites, il est d’autant plus nécessaire que la presse soit présente.

Malgré cette atmosphère de tension, les professionnels des médias continuent à travailler.

Mais sous quelles conditions ? Certains se tournent vers du journalisme indépendant, d’autres partent à l’étranger.

Ceux qui restent au sein du territoire marocain prennent de nombreuses précautions. Entre autres, la protection des sources, l’utilisation de VPN pour éviter l’espionnage.

Pour ne pas être remis en cause, la solidité des informations et des sources est fondamentale. Bien connaître ses droits et savoir ce qu’on risque… C’est d’autant plus important pour que les journalistes continuent d’informer.