Au classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters Sans Frontières,
la Côte d'Ivoire est 66ème


CÔTE D'IVOIRE :
Les dessous contrastés d'un classement ascendant

La liberté d’expression en Côte d’Ivoire : enjeux politiques et sélections arbitraires

La Côte d’Ivoire est 66ème au classement mondial de la liberté de la presse cette année. La presse y est hétérogène. Elle est par contre presque toujours très orientée politiquement. Paradoxalement, le contexte politique souvent instable ne permet pas à la population de toujours s’exprimer librement.

En octobre dernier, le président Alassane Ouattara a été élu pour un troisième mandat d’affilée. Cette élection a fait scandale. Elle a été jugée anticonstitutionnelle par l’opposition. Dès l’annonce de cette troisième candidature de Ouattara, des manifestations ont éclaté. Une quinzaine de manifestants ont été tués entre août et octobre, des centaines d'autres ont été incarcérés.

La politique est le sujet le plus traité. Avec le sport, l’économie et la musique, la politique est au cœur du paysage médiatique. Cette omniprésence fait de l'ombre au traitement d'autres thématiques. Très peu d’articles sont publiés sur les sujets de société ou les sujets environnementaux.

L’accès à l’information est par ailleurs souvent problématique . Un tiers des Ivoiriens n’a ni téléphone ni ordinateur portable et seulement 36% sont connectés à internet. La « titrologie », lorsque le public ne lit que les gros titres affichés du papier sans acheter le journal, reste un phénomène très présent. Encore aujourd'hui, en lien avec les difficultés propres au système éducatif, les jeunes ne lisent pas beaucoup, ce qui ne leur permet pas d’apprendre à lire la presse en grandissant.

Des médias orientés
et un public politisé

Par Justine Segui

Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo et Henri Konan-Bédié sont des noms que les ivoiriens entendent à longueur de journées. Si ces hommes politiques sont au centre de l’attention, c’est qu’en Côte d’Ivoire, la politique est le thème le plus abordé dans la presse.

Source : Wikipédia

Source : Wikipédia

La "titrologie", pratique très présente en Côte d'Ivoire

La "titrologie", pratique très présente en Côte d'Ivoire

Il est très rare de trouver un média en Côte d'Ivoire qui ne soutient pas un parti ou l’autre. Comme l’explique Thaïs Brouck, correspondant de France 24 en Côte d’Ivoire : « la presse est très engagée mais surtout très orientée. » Les trois principaux partis, le Rassemblement Des Républicains de Côte d’Ivoire (RDR), parti présidentiel, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) d’Henri Konan Bédié et le Front Populaire Ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo contrôlent les principaux quotidiens du pays.

Israël Guebo, journaliste et directeur d'une Ecole de journalisme.

Israël Guebo, journaliste et directeur d'une Ecole de journalisme.

Si certaines voix, comme celle d'Eliane Yao s’élèvent, si dans la presse écrite, l’opposition est bien représentée, à la télévision, le parti du président Ouattara est beaucoup plus implanté. La chaîne de télévision principale en Côte d’Ivoire est la RTI, qui est très proche du gouvernement et ne diffuse pratiquement aucune information sur les partis d’opposition. 

Thaïs Brouck, correspondant France 24 en Côte d'Ivoire

Thaïs Brouck, correspondant France 24 en Côte d'Ivoire

Et même dans la presse écrite, le traitement journalistique des sujets n’est pas toujours facile pour un journal d’opposition : « On reproche aux autorités de régulation de la presse de faire 2 poids/2 mesures parce que les mêmes infractions ou erreurs commises par les journaux du parti au pouvoir sont tolérées alors que lorsqu’elles sont faites par les journalistes de l’opposition, parfois, les journalistes sont interpellés ou les médias sont sanctionnés » explique Israël Guebo, journaliste et directeur d’une école de journalisme à Abidjan. 

Aujourd’hui, la télévision ivoirienne s’ouvre de plus en plus aux nouvelles chaînes plus indépendantes et privées comme Life TV, créée il y a un an. Pour Thaïs Brouck si ces chaînes restent « proches du pouvoir en place », elles apportent, quand même, de la « fraîcheur » au paysage médiatique, en donnant la parole à d’autres partis que celui du président. Les médias transnationaux sont aussi très présents : « Je crois qu’il y a 80 % de la population qui connaît France 24 et 60 % qui la suit chaque semaine » explique Thaïs Brouck. France 24 ou encore RFI (radio France Internationale) sont très présents en Afrique Francophone « beaucoup plus qu’en France » explique le correspondant.« Ce sont des médias plus libres que les chaînes Ivoiriennes » ajoute-t-il.

« Liberté de la presse apparente » mais liberté d’expression restreinte

La liberté de la presse est relative en Côte d’Ivoire, elle est présente, mais manque de neutralité. La population a accès à l’information politique, mais la manière dont elle va la chercher est très propre au pays. À tous les coins de rue d’Abidjan, des boutiquiers installent des panneaux sur lesquels les ivoiriens peuvent venir consulter les gros titres du jour. Selon Dominique Éliane Yao, journaliste et communicante, cette pratique s’appelle la « titrologie », elle explique : « il y a plusieurs anecdotes à ce propos, les gens, ils viennent, ils lisent juste les titres et vous les voyez faire de grands débats, sans avoir lu le contenu, ils se font leurs propres idées. » D’autant que pour Konaté Idrissa, journaliste et attaché de presse, cette pratique est encore plus courante alors que les quotidiens « qui se négociaient à 200 Francs CFA, sont maintenant à 300 Francs. Les gens n’ont pas les moyens et le luxe de se payer un journal quotidien du coup les gens se contentent de titrologie et de titrologer. » Si cette manière de consulter la presse est très répandue, « Les gens achètent quand même, sur 10, il y en a peut-être 3 qui vont acheter le journal après des débats houleux sur les titres » reconnait la journaliste ivoirienne. 

Les Ivoiriens sont très politisés et il y a une « liberté de la presse apparente ». Pour la liberté d’expression en général, comme l’explique le journaliste Israël Guebo, c’est plus compliqué. « La liberté d’expression, c’est très large, dit Thaïs Brouck. Avant les élections, récemment, il y a eu les emprisonnements de membres d’ONG, parce qu’ils manifestaient et ces arrestations ont été justifiées par les interdictions liées à la pandémie en extérieur, mais on peut soupçonner que ça été fait par les autorités pour restreindre la liberté d’expression, en tout cas la liberté de manifester. » Un exemple récent qui a fait couler beaucoup d’encre est celui de la militante Pulchérie Gbalet. Elle a été arrêtée en août 2020 parce qu’elle s’opposait à un troisième mandat du président Alassane Ouattara. L’activiste proche de l’opposition FPI a été placée depuis sous mandat de dépôt avant de comparaître le mercredi 14 avril 2021 devant un juge du tribunal du Plateau, commune d’Abidjan. Condamnée, elle est retournée en prison. Pour les partis d’opposition, cette incarcération est arbitraire. Pour les membres du parti présidentiel, elle est logique au vu des manifestations sanglantes qui ont précédé la présidentielle, dans lesquelles une quinzaine de personnes ont perdu la vie depuis août dernier. 

Sarah : l’histoire d’une jeune ivoirienne en exil économique et politique

Sarah a aujourd’hui 28 ans et il y a quatre ans, elle a décidé de quitter la Côte d’Ivoire, son pays natal pour migrer vers le Maroc, l’Espagne puis la France. La jeune femme n’avait alors jamais déménagé de la commune de Koumassi, à Abidjan où elle est née. Les raisons de son départ sont à la fois politiques, culturelles et économiques. 

« Il n’y a pas de liberté d’expression en Côte d’Ivoire. » Sarah est une réfugiée ivoirienne qui habite en France. Si elle a décidé de partir, c’est à cause d’une atmosphère compliquée pour les supporters de l’ancien président, Laurent Gbagbo. Pour elle, si la presse est assez diversifiée politiquement, il est impossible de parler dans l’espace public : « Ma maman, chez moi, m’appelle souvent et elle me dit que tu ne peux pas te mettre dans la rue en train de parler, même devant ta porte, tu ne peux pas prononcer le nom du président Gbagbo. » Elle remet en cause le respect du droit de manifester, ébranlé par les autorités : « À la présidentielle passée, il y a beaucoup de personnes qui ont manifesté pour que l’ancien président ne se représente pas, il y a des jeunes de 18, 20 ans qui ont été emprisonnés parce qu’ils ont manifesté. La manifestation et la liberté d’expression sont réprimées. Même un journaliste qui s’exprime contre le pouvoir est emprisonné ou radié de son poste. »

« C’était devenu assez compliqué financièrement à cause de notre ethnie et notre appartenance politique. » À 24 ans, Sarah décide de partir, laissant derrière elle sa famille, sa commune, son pays. La décision qu’a prise la jeune femme était réfléchie, elle ne supportait plus ce qu’elle considérait être de la discrimination à l’emploi. « Nous étions du parti FPI (Front Populaire Ivoirien), du président Laurent Gbagbo, explique-t-elle. Il y a un parti au pouvoir qui ne prenait que les gens qui le supportaient pour travailler dans la fonction publique, dans l’armée. » C’est d'abord cette impossibilité de trouver un travail stable qui l’a poussé à migrer. Elle avait déjà dû arrêter ses études pour venir en aide à sa famille. Mais, après la guerre de 2011. « J'ai laissé mon cv, mais je ne trouvais pas de travail, dit-elle, je passais les concours : le concours d’infirmière, d’institutrice, mais ça ne donnait rien à cause de mon nom de famille, mon nom évoque mon ethnie, je suis Dida. » Si, selon Sarah, son ethnie était discriminée, c’est qu’elle est proche de celle de l’ancien président et opposant au pouvoir en place, Laurent Gbagbo, qui est Bété. « Tout ça me fatiguait l’esprit, reconnaît-elle, et pour ma famille qui était là, c’était compliqué. » Pour la jeune femme, c’est uniquement pour des questions politiques que le travail est si instable en Côte d’Ivoire. « Ils ne choisissent qu’un camp, ils ne regardent que le nom. Que ce soit dans le gouvernement, la fonction publique, l’armée, même les professeurs ce ne sont que des Dioulas. Pour les autres ethnies, c’est difficile d’avoir du travail. »

Une liberté de la presse biaisée

Par Samuel Burel

L’escalade lente de la Côte d’Ivoire dans le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters Sans Frontières est sans doute due à l’avancée de lois “en faveur” des journalistes. Les infractions commises par la presse ne sont plus passibles d’emprisonnement, “sous réserve de toute autre disposition légale applicable” depuis la loi de 2017. Les journalistes ne sont donc plus emprisonnés, mais peuvent tout de même être condamnés à d’autres peines inclues dans cette même loi, comme les amendes qui se multiplient ces dernières années.

“Si les journalistes se comportent mal, s'ils insultent le président, s'ils disent quelque chose qui n’est pas fondé ils vont payer une amende; [...] comme ça l’amende va leur permettre d’être plus objectifs” explique Khader Diarrassouba, ex-journaliste, ancien opposant au pouvoir et actuel militant politique. Selon ses dires, toutes les amendes sont justifiées puisqu’elles sont mises en place pour lutter contre la diffamation et la désinformation. La mise en place de condamnations pécuniaires forcerait les journalistes à montrer assez de preuves pour ne pas être condamnés pour diffamation. Ce qui, en apparence, est une bonne chose : les journalistes seraient contraints, par l’argent, à respecter le code de déontologie.

Extrait d'interview d'Israël Guebo, journaliste et directeur d'une école de journalisme

“La peine d’emprisonnement exclue…”

D’après l’article 89 de la loi n°2017-867 du 27 décembre 2017 portant sur le régime juridique de la presse : “La garde à vue, la détention provisoire et la peine d’emprisonnement sont exclues pour les infractions commises par voie de presse ou par tout autre moyen de publication [...]”. Depuis la mise en place de cette loi, plus aucun journaliste ne se retrouverait derrière les barreaux. Une avancée dans la marche de la liberté de la presse, qui doit mettre fin à leur détention provisoire. C’est principalement pour cette raison que l’ancien journaliste à Le Point Sur Khader Diarrassouba est en faveur de cette loi et, par corrélation, trouve plus juste de distribuer plus souvent des amendes plutôt que d'enfermer les journalistes en garde à vue.

“...sous réserve de tout autre disposition légale applicable”

Dans la loi, 13 articles condamnent à des amendes allant de 500 000 à 15 000 000 de francs CFA - de 750 à 23 000 euros -. Pas de prison mais plus d’amendes, a priori c’est ce qui peut être reproché à la Justice ivoirienne. Reporters Sans Frontières dénonce les lourdes amendes et les qualifie de "complètement injustifiées” suite à des procès “expéditifs”.

L’article 91 de cette loi du 27 décembre 2017 porte sur “le délit d’offense au Président de la République commis par voie de presse”. L’irrespect de cet article condamne le journaliste à une peine d’amende de 3 000 000 à 5 000 000 de francs CFA.  De plus, “Toute expression outrageante [...] est une injure”  - art 95 - ; “l’injure commis par voie de presse est punie d’une amende pouvant aller jusqu’à 10 000 000 de francs CFA” - art 96 -. Le terme offense est très vaste, peu clair, ce qui n’aide pas les journalistes à savoir que faire ou non. Selon De Laure Nesmon, ancienne directrice de publication du Média Citoyen, même si cette loi interdit la garde à vue, elle reste à prendre avec discernement : “Cette loi ne définit pas clairement ce qu’il faut entendre par offense au chef de l’Etat. Donc le procureur de la République peut s’autosaisir, estimer qu'un article de presse offense le chef de l'Etat, et inquiéter les journalistes. C'est une épée de Damoclès !”. Ces mesures sont qualifiées de "liberticides" par Reporters Sans Frontières.

La presse est-elle réellement libre ?

En Côte d’Ivoire, la liberté de la presse existe, selon Israël Guebo, journaliste et directeur de l’école de journalisme “IAM Abidjan” . Il y juste certaines règles à respecter : “A priori, notamment sur les réseaux sociaux où tout le monde peut s’exprimer, il y a des limites à ne pas franchir. Il y a des sujets sur lesquels quand vous allez trop loin vous pouvez être interpellé par le procureur de la République. Il y a des sujets comme ceux sur la corruption, ou sur la vie privée des membres du gouvernement  sur lesquels il ne faut pas s’aventurer.” 

Une liberté de la presse qui change selon la période. "En période d'élection il y a plus de sanctions [...] et de censure" selon De Laure Nesmon.

Extrait d'interview de Madame Nesmon

Extrait d'interview de Madame Nesmon

RSF classe ce pays en orange, une situation problématique pour la liberté de la presse. Un point de vue qui n’est pas partagé par l’ensemble des professionnels du journalisme. 

Désinformation sur les réseaux sociaux, les « Fake News » ont plutôt la cote auprès des Ivoiriens    

Par Mattéo Bajard

« On est dans un pays où tout le monde est accro aux informations, mais dans une société où les gens ne veulent pas aller vers des sources d’information » déplore Cyriac Gbogou, membre de la commission économie digitale de Côte d’Ivoire et créateur d’un blog luttant contre les fausses informations. Ces derniers mois entre l’épidémie de Covid-19 et les récentes élections présidentielles de 2020, les « fake news » ont envahi les réseaux sociaux de Côte-d’Ivoire. Des journalistes nationaux et internationaux tentent de faire évoluer les mentalités mais le problème reste sociétal.

Début octobre 2020, juste avant les élections présidentielles et la réélection de Alassane Ouattara, le pays s’enfonce dans une crise électorale. L’ancien président se présente pour un troisième mandat alors qu’il avait promis de ne pas se représenter. Face à lui, trois anciens membres de son parti se déclarent candidats. Un seul voit sa candidature validée par le Conseil constitutionnel ivoirien mais les trois considèrent que la candidature de Ouattara est anticonstitutionnelle. Les réseaux sociaux sont alors au cœur d’une guerre d’images entre les partisans de l’ancien président et l’opposition pour manipuler les Ivoiriens. D’un côté, les partisans du président publient des fausses images des opposants armés massacrant des villages, de l’autre, des fausses images de nombreux opposants politiques emprisonnés par le gouvernement sont publiées par des opposants politiques.

La majorité des journaux sont dépendants des annonces du gouvernement ou sont affiliés à des partis politiques pour continuer d’exister. La frontière entre l’information et la communication est mince et ces médias continuent d’informer via les annonces « officielles » des partis politiques. « Nous sommes dans un contexte très tendu avec les crises politiques, les informations ne se donnent que par affinité » déplore Cyriac Gbogou, expert en cybersécurité. Beaucoup de médias ne prennent pas la peine de revérifier les communiqués et témoignages et publient des fausses informations régulièrement.  Selon le réseau des professionnels de la presse en ligne de Côte d'Ivoire (REPPRELCI), en 2020, 30% des fakes news ont été publiés dans les médias classiques ce qui favorise encore plus le climat de méfiance à l’égard des journalistes.

Cyriac Gbogou, membre de la commission économie digitale de Côte d’Ivoire
et formateur en cybersécurité

Alors que plus de 6 millions de personnes sont actives tous les jours sur les réseaux sociaux, le manque de médias totalement indépendants a favorisé une montée de l’information en ligne. Les réseaux sociaux apparaissent comme des outils pour s’émanciper de cette presse occupée et avoir une véritable liberté d’expression. Depuis une dizaine d’années ils sont devenus la première source d’information de la majorité des Ivoiriens. En réalité, a travers Facebook, Twitter ou WhatsApp, le même schéma médiatique se répète. Les groupes « indépendants » sur les réseaux sociaux ne sont utilisés que pour représenter un parti politique et continuent de publier des fausses informations. À travers des groupes d’influence, « c’est la même méthode qui est utilisée à chaque fois, c’est la même volonté de lutter contre le gouvernement ou les autres » confirme Cyriac Gbogou. La période de pandémie accroit aussi cette masse de fausses informations. Sur WhatsApp de nombreux groupes partagent régulièrement des fake news sur la Covid-19 avec des faux rapports d’experts, des messages vocaux secrets du gouvernement ou encore des vidéos étrangères censées se dérouler à Abidjan. « Tout le monde veut donner de l’information ici, donc il y a toujours des personnes qui essaient d’emmener les gens vers d’autres sources d’information moins sourcées et plus contrôlées par ceux qui l‘écrivent » conclue Cyriac Gbogou. Même si les réseaux sociaux promettaient une émancipation des Ivoiriens, ils reproduisent les mêmes erreurs que les médias classiques en devenant des porte-étendards de partis politiques à cause de leur modèle de fonctionnement.

Pour ouvrir la voie vers un espace politique démocratique, les journalistes tentent d’instaurer le fact-checking. Facebook, en collaboration avec le gouvernement et certains journaux occidentaux, permet de bannir de nombreux groupes partageant des fausses informations. « Ce n’est pas la solution, même en les bannissant, ils se retrouvent sur des applications plus privées comme Telegram ou Signal » révèle Cyriac Gbogou. En réponse, des journalistes indépendants innovent en créant des services de fact-cheking directement sur les réseaux sociaux comme la plateforme WA.FM sur WhatsApp. Lancée en mars 2020, à la suite des fausses informations liées à la Covid-19, la web radio commence à rassembler plus de 50 000 abonnés sur Facebook et Twitter. « Les habitants ne retrouvent pas dans la presse la véracité des informations donc chacun y va à son gout et on est vraiment dans une diffusion à outrance de la désinformation » déplore Israël Guebo, journaliste et créateur de WA.FM. Disponible uniquement sur WhatsApp début 2020, WA.FM s’est étendue sur la plupart des réseaux sociaux pour toucher un maximum d’Ivoiriens. Le canal de diffusion n’a pas uniquement pour but de lutter contre les fausses informations dans les villes mais aussi ailleurs dans le pays « Il s’agit de faire écho aux messages de l’OMS et du gouvernement dans les régions les plus reculées car avec WhatsApp, on touche aussi les zones rurales ». Le fact-checking de médias ou de journalistes indépendants, peut être la solution aux problèmes des fake-news en Côte d’Ivoire mais cela ne résout pas le problème d'une communauté nationale dans laquelle désinformation et information ont la même valeur stratégique.

Une jeunesse ivoirienne initiée à l’information

Par Pierluca Leandri

En Côte d’Ivoire, les chiffres de l’analphabétisation sont impressionnants, 43% de la population. Et si les écoles existent, 24% des jeunes (20-24 ans) ne les ont jamais fréquentées. Pour lutter, des associations travaillent sur le terrain pour éduquer les jeunes ivoiriens à la lecture et à l’actualité. Un pari fait sur la jeunesse, future actrice de la démocratie ivoirienne.

Kamonloro Siaka Koné est un jeune Ivoirien de 18 ans. Il est, depuis 2010, élève de la bibliothèque « Des livres pour tous ». Un jour qu’il marchait dans les rues du quartier d’Adjamé à Abidjan, il passe devant la bibliothèque et se fait inscrire par son papa. Kamonloro Siaka a alors 7 ans et il commence à suivre les ateliers de l’association. Un véritable déclic pour lui qui place la formation à l’information au cœur des enjeux de la société de demain.

« Pour moi ces initiatives sont primordiales, car elles représentent un contre-pouvoir ».  

Aujourd’hui il est en Licence 1 de droit à l’université Félix Houphouët Boigny de Cocody. L’association l’a sorti du quartier, a développé son esprit critique et son goût pour la littérature et l’actualité.  Il vous raconte son parcours : des quartiers d’Adjamé, aux bancs de la fac.

« La bibliothèque c’est un socle de savoir »

Une soif d'apprendre que relève aussi Sodiki Aremu Salawu. À 28 ans il est aujourd’hui enseignant et a, lui aussi, été élève de la bibliothèque à Abidjan quand il était en classe de première et de terminale. Pour lui les enseignements de la bibliothèque ont été un vrai moyen de devenir l’adulte qu’il est aujourd’hui. Dans les quartiers populaires, c’est aussi le moyen de lutter contre l’inactivité des jeunes. Un grand fléau en Côte-d’Ivoire qui peut être endigué par ces initiatives : « ça permet de garder le cerveau des jeunes en forme, de les occuper pour pas qu’ils trainent quand ils n’ont rien à faire ».

Aujourd’hui enseignant et étudiant remercient grandement la bibliothèque qui a eu une place à part entière dans leur l’éducation.

C’est en 2009 que nait l’association de l’initiative de deux femmes, Sonia Touré et l’autrice de BD Margueritte Abouet. L’objectif premier est de créer des bibliothèques destinées à la jeunesse dans les quartiers populaires d’Abidjan, afin de donner le goût de la lecture et de l’information. Une tâche ardue dans un pays où le livre reste un luxe et où la tradition orale est encore très présente. Aujourd’hui la bibliothèque s’est étendue sur trois sites, à Treichville et à Irobo, en plus de celle d’Adjamé. Elles diversifient leurs activités. Avec des animations et des ateliers autour du livre, mais aussi des pièces de théâtre, des comédies musicales et des visites de sites culturels. Tout est fait pour créer des habitudes culturelles à des enfants qui pourront après se construire et transmettre à leurs petits frères ces mêmes habitudes. Des histoires y sont lues, mais des sujets de société plus tendus sont aussi abordés. Des programmes ont lieu chaque année pour sensibiliser les enfants aux enjeux environnementaux et à la question de la place de la femme et de ses droits.

Valérie Gisèle Gobey est la coordinatrice des activités de la bibliothèque depuis ses débuts en 2009. Pour elle, c’est un réel besoin pour l’enfant de découvrir le monde grâce à l’accès au livre.

« On voit la lecture comme un moyen véritable d’accès à l’information ».

D’autant qu’encore beaucoup des élèves de la bibliothèque viennent de familles où parfois les parents sont analphabètes ou ni ne lisent, ni ne suivent l’actualité. C’est dans ces cas que la bibliothèque joue son rôle d’éveil à l’information.

Des initiatives qui à terme ont un impact sur la vie démocratique du pays et sur le niveau d’information des citoyens. En tant qu’enseignant Sodiki Aremu le constate directement sur terrain. Il rapporte des nouvelles encourageantes et raconte que la jeunesse est de plus en plus informée et impliquée dans la vie politique de la Côte-d’Ivoire. Un pays où pourtant désinformation et propagande d’État rendent l’accès à l’information difficile. Un pari sur la jeunesse qui a envie de se former pour devenir des citoyens éveillés, des acteurs actifs de leur démocratie. Des citoyens avec l’habitude de la lecture, de la curiosité, de l’esprit critique, de l’information vraie

Kamonloro Siaka Koné, étudiant en droit

Kamonloro Siaka Koné, étudiant en droit

Valérie Gisèle Gobey, coordinatrice des activité de la bibliothèque "Des livres pour tous"

Valérie Gisèle Gobey, coordinatrice des activité de la bibliothèque "Des livres pour tous"

Violences faites aux femmes :
un défi médiatique

Par Inês Alves-Chaineaud

En Côte d’Ivoire les violences faites aux femmes sont très courantes et rarement pénalisées, leur représentation dans les médias est le reflet de cette banalisation. 

« Les journaux parlent des violences faites aux femmes, mais seulement à l’occasion des rares cas révélés au grand jour, or, on devrait en parler davantage, dépeindre le sujet tel qu’il est, afin qu’il paraisse aux yeux de tous dans sa forme la plus vraie, la plus sombre » explique la journaliste Dominique Eliane Yao de la web radio WA FM.

Les sujets de violence à l’égard des femmes sont considérés comme dérisoires : de simples faits divers. Pourtant selon l’Organisation des citoyennes pour la promotion et la défense des droits des enfants, femmes et minorités (CPDEF), à Abidjan, plus de 70 % des femmes ont déjà été victimes de violences.

"Girls talk", atelier féministe organisé par la Ligue Ivoirienne des droits des femmes.

"Girls talk", atelier féministe organisé par la Ligue Ivoirienne des droits des femmes.

Que ce soit dans des sketchs ou séries diffusées sur les chaînes locales, des chansons sur Trace Africa (chaîne musicale) ou encore des publicités sur le pendant ivoirien de Canal +, l’apologie du viol et des violences conjugales est omniprésente sur les petits écrans.  Cette surreprésentation au quotidien est un facteur de banalisation et d’intériorisation de ces violences. « On éduque les femmes à accepter et tolérer les violences, surtout les violences conjugales » explique Désirée Deneo co-fondatrice de la Ligue Ivoirienne des Droits des Femmes.

Une libération de la parole avant tout numérique 

La nouvelle vague féministe ivoirienne s’est formée sur les réseaux sociaux il y a 4/5 ans. Elle s’est renforcée grâce à des hashtags, notamment en  2018 avec le #BrisonsLeSilenceDuViol. Grâce à lui, une vraie libération de la parole a eu lieu. Les témoignages ont plu de toutes parts. Les réseaux sociaux sont pour la plupart des féministes le meilleur biais pour se faire entendre.

Grâce au tapage qu’elles font sur les plateformes telles que Twitter et Facebook, elles obtiennent des réponses et la saisie des affaires par le procureur de la république, comme après l’affaire d’inceste à Bingerville. « Automatiquement, quand c’est médiatisé, il y a une réponse de la justice. » 

Grâce à ces prises de position, les militantes ont conquis la télé et la radio. Depuis 2 ans, les représentantes de la ligue sont souvent invitées pour donner leur point de vue sur des faits de violences défrayant l’actualité. Cependant, la parole des femmes n’est pas pleinement respectée. Certains journalistes tiennent encore beaucoup de propos sexistes. La récente affaire Ben Badi qui mettait en cause l’ex-international ivoirien Abdoulaye Traoré dans une affaire de viol, a été qualifié « d’affaire à l’eau de rose » par un journaliste d'Afriksoir. Pour André Silver Konan, le footballeur « ne s’est pas jeté sur la victime dans la rue pour l’entraîner dans le noir et la violer » il n’y a donc pas de débat. Face aux réactions des militantes féministes, choquée de ses paroles, il a répondu « ne pas gérer les émotions des vierges effarouchées. » 

Les seules périodes de véritable reconnaissance sont donc les dates historiques de lutte : entre le 25 novembre et le 10 décembre, et le 8 mars. À ces moments, les associations féministes sont mises en avant. Dominique Eliane Yao estime que « les médias parlent des violences faites aux femmes, mais pas de façon suffisante, il n’y a pas encore de véritables investigations pour comprendre ce qui, au fond, entraîne ces violences. »

Enjeux environnementaux :
la nécessité d'informer

Par Auriana Castro

Longtemps ignorées, les questions environnementales s'imposent aux Ivoiriens. En l'espace d'une vingtaine d'années, la Côte d'Ivoire a perdu près de 13 millions d'hectares de forêt. Des médias encore trop rares se spécialisent : une mission de sensibilisation aussi difficile que nécessaire. Ils reçoivent le renfort des ONG. Le journalisme de solution parait bien adapté aux enjeux.

En 2018, Jacques Aka crée Radio Génération. Alors encore animateur à Radio Jam et bénévole à la Fondation Marie-Esther, il saute le pas. La Fondation Marie-Esther œuvre en faveur du développement durable. Jacques Aka va donc conjuguer ses deux passions. Soutenue par la fondation, la première radio ivoirienne exclusivement consacrée au développement durable est lancée. Composée d'une équipe d'une dizaine de bénévoles et animateurs, les émissions abordent de multiples thématiques liées à l'environnement : pollution, agriculture, déforestation, recyclage... Mais toujours sous l'angle du journalisme de solution, comme l'explique Jacques Aka.

Jacques Aka, directeur et animateur bénévole de Radio Génération

Pour la web radio, son fondateur a de grandes ambitions. Si la radio réussit à toucher deux milles auditeurs par mois, elle n'est pas encore présente sur la bande FM. Jacques Aka espère que Radio Génération y trouvera sa place cette année et pourra ainsi toucher le plus grand nombre. Car pour le directeur de la radio, les enjeux environnementaux concernent toute la population.

C'est aussi une certaine manière d'informer qui permettra une meilleure compréhension et une meilleure appropriation par les Ivoiriens de ces sujets.

"Si vous communiquez d'une manière académique ça peut ne pas atteindre l'objectif. La manière de communiquer compte. Il faut le faire simplement et clairement. Si ils (les Ivoiriens) ne sont pas sensibilisés aux valeurs, aux enjeux du développement durable ils ne peuvent pas comprendre. C'est pour ça qu'on est là. Parce que protéger l'environnement, la nature, ça intéresse tout le monde."
Jacques Aka

Mais la démarche de Radio Génération reste encore minoritaire dans le pays. Traoré Bakhary, directeur exécutif de l'ONG, Initiatives pour le Développement communautaire Et la conservation de la Forêt (IDEF), le regrette.

« Les journaux, ils faut bien les vendre. Donc les journalistes parlent de sujets qui préoccupent la majorité des Ivoiriens. Pour l'instant, on n’en est pas encore là. Donc, les journalistes parlent beaucoup plus de politique et d’économie que d’environnement. »
Traoré Bakhary

La réappropriation par les Ivoiriens de leur environnement passe donc aussi par les actions des ONG qui en ont fait l'une de leur mission. C'est le cas de l'IDEF. Créée en 2013, l'ONG a pour objectif de conserver la forêt ivoirienne tout en sensibilisant les populations locales. Traoré Bakhary, le directeur exécutif de l’association explique l’importance de ces actions de sensibilisation. Plus efficaces, selon lui, pour un véritable changement des comportements que les actions discutables menées par certaines entreprises.

Témoignage de Traoré Bakhary, directeur exécutif de l'ONG IDEF

L’information environnementale se fraie un chemin, tant bien que mal, dans le paysage médiatique ivoirien. Certes, trop peu de médias en ont, aujourd’hui, fait leur spécialité et le pluralisme attendu d'un journalisme environnemental est loin d’être encore reflété. Toutefois, Radio Génération, nominée dans la catégorie meilleure web radio de Côte d’Ivoire, espère donner des idées à d’autres médias pour se lancer sur ces sujets.


Capture d'écran du site de Radio Génération

Capture d'écran du site de Radio Génération


La Côte d’Ivoire a fondé son développement sur l'exploitation forestière et l’expansion agricole : cacao, hévéa, palmiers… Entrainant la disparition de 90% de la forêt ivoirienne.

Carte réalisée en 2015 par l'ONG américaine Mighty Earth

Carte réalisée en 2015 par l'ONG américaine Mighty Earth

Aujourd'hui, 2/3 des actifs ivoiriens dépendent de l’agriculture et de l’exploitation forestière. Les deux principaux facteurs de la déforestation.

Et dans l’agriculture, la culture la plus dévastatrice pour la forêt : la cacaoculture. Mais celle-ci représente 10 % du PIB ivoirien, 40 % de ses recettes d’exportation, et fait vivre 5 millions de personnes, soit environ un cinquième de la population ivoirienne, selon la Banque mondiale. Considérer les cultivateurs ivoiriens comme les premiers responsables serait simpliste. Les agriculteurs ne gagnent que près de 54 centimes par jour en Côte d’Ivoire, les entreprises en tirent les bénéfices. Et cette déforestation massive est une menace en elle-même pour la production agricole du pays. La Côte d’Ivoire connait notamment une baisse et une irrégularité des pluies. Des conditions qui mettent en danger la production agricole du pays. C'est pour cela que développer l'agriculture durable est aussi devenue une priorité comme l'explique Stéphane Désai, de la Coop avec Conseil d’Administration du Collectif des producteurs de SOFOCI-LOUHIRI (Coop-CA CPSL) .

Témoignage de l'administrateur du programme UTZ de la coopérative agricole, Stéphane Désai

Convaincue que la population peut vivre des ressources naturelles du pays tout en préservant ses ressources naturelles, la Côte d'Ivoire ne renonce pas à sa première place. Pour essayer de résoudre ce dilemme, le pays s’est doté, à l’automne 2019, d’un nouveau code forestier. Celui-ci soutient concilier l’arbre et le cacao en misant sur l’agroforesterie.