Colombie

Violence généralisée, médias menacés
Classement : 129e selon les critères RSF

« Il ne peut y avoir de liberté de la presse si les journalistes sont soumis à la corruption, la pauvreté et la peur ». Cette citation de la Fédération internationale des journalistes pourrait avoir été écrite pour la Colombie. Dans un pays marqué par plus de cinquante ans de guerre civile et par la brutalité des inégalités créées par la corruption et la sous-représentation de groupes sociaux, la violence est omniprésente. Le classement de Reporters Sans Frontières place la Colombie en 129e position car la presse en souffre aussi. Comment, dans un contexte de peur et de clivage permanents, les journalistes peuvent-ils travailler ?

Violences faites à la presse : Portraits de deux journalistes

Par Iman Taouil

En Colombie, 326 journalistes ont été victimes d'attaques en 2017, allant de la censure au meurtre en passant par la menace et l’espionnage, d’après un rapport de la Fédération colombienne de journalistes (FECOLPER). Les violences envers la presse revêtent différentes formes, physiques ou psychologiques. Les journalistes Roméo Langlois et Claudia Duque ont vu et vécu ces violences, et nous ont livré un témoignage de leur expérience.


Roméo Langlois, correspondant français en Colombie et ex-otage des FARC

Les pressions et menaces que subissent les journalistes viennent à la fois des groupes narcotrafiquants, des guérillas, du gouvernement et des secteurs militaires. (©France 24)

Les pressions et menaces que subissent les journalistes viennent à la fois des groupes narcotrafiquants, des guérillas, du gouvernement et des secteurs militaires. (©France 24)

Parti filmer l’absurdité de la guerre antidrogue, le journaliste français Roméo Langlois ne s’attendait pas à finir prisonnier d’une guérilla colombienne. En 2012, il est installé en Colombie depuis 12 ans. Un reportage pour France 24 l’amène à suivre une opération militaire anticocaïne. Ce qui devait être une opération basique de destruction de laboratoire tourne mal. Blessé, il sera retenu 33 jours par la guérilla des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC).

Alvaro Uribe a accusé Roméo Langlois de promouvoir les FARC. Le journaliste avait précédemment révélé que l'ex-président avait participé au vol d'une mine d'or. (©Flickr)

Alvaro Uribe a accusé Roméo Langlois de promouvoir les FARC. Le journaliste avait précédemment révélé que l'ex-président avait participé au vol d'une mine d'or. (©Flickr)

Sa détention fait rapidement de Roméo Langlois un enjeu politique sur l’échiquier qui oppose les FARC au gouvernement colombien. Son statut de journaliste français profite à la guérilla. « Grâce à moi, les FARC ont eu une vraie visibilité politique internationale pendant 33 jours. » Mais à sa libération, l’ancien président Alvaro Uribe l’accuse de mensonge, de « retrouver une liberté qu’il n’a jamais perdue », sous-entendant que Langlois cherchait à promouvoir la guérilla. Des calomnies, selon le journaliste. Langlois avait précédemment révélé dans un documentaire que l’ex-président avait participé au vol d’une mine d’or. « Il n’avait pas du tout aimé le documentaire, donc il m’avait dans le collimateur depuis un moment. […] Il savait que mes reportages allaient porter, donc il a anticipé. » Une histoire qui montre qu’en Colombie, les journalistes se retrouvent malgré eux pris en tenaille par deux camps rivaux, quand ils tentent de faire leur travail avec objectivité.

Aurait-il été traité différemment s’il avait été un journaliste colombien ? Malgré les attaques du président Uribe, Langlois estime que le gouvernement traite mieux les correspondants étrangers que ses journalistes locaux. « Le gouvernement a peur du scandale que peuvent causer les journalistes étrangers. Alors que les journalistes colombiens sont menacés de toutes parts. » Et du côté des FARC ? Difficile à dire. Selon Langlois, un journaliste colombien aurait représenté moins d’enjeux politiques. « Peut-être qu’ils m’auraient relâché plus vite. Je pense que [mon traitement] aurait été différent, mais c’est difficile de savoir dans quel sens. »

En 2012, par chance, Roméo Langlois réussit à récupérer ses images avant d’être capturé. Les FARC les lui confisquent, mais finissent par les lui rendre avant sa libération. Contre toute attente, ils veulent que les images soient diffusées et en gardent même une copie. « Ils pensaient qu’elles seraient censurées, que je n’allais pas montrer la réalité du terrain, donc ils les ont gardées pour les diffuser eux-mêmes au cas où. Il y a un enjeu de propagande évident derrière tout ça. » L’histoire se finit bien. En France, l’année d’après, son reportage Colombie : à balles réelles, a remporté le prix Albert-Londres audiovisuel.

Mais comme Roméo Langlois le dit, pour les journalistes colombiens, « c’est open bar : ils sont harcelés de manière beaucoup plus constante. » Claudia Duque est une journaliste d’investigation colombienne qui a connu l’exil, les menaces, la violence sous toutes ses formes.


Claudia Duque, journaliste d’investigation colombienne réduite au silence

Claudia Duque considère l'Etat colombien et ses "pratiques mafieuses, illégales, semblables au crime organisé" les principaux obstacles à la liberté de la presse. (©IMFW)

Claudia Duque considère l'Etat colombien et ses "pratiques mafieuses, illégales, semblables au crime organisé" les principaux obstacles à la liberté de la presse. (©IMFW)

A 49 ans, la journaliste d’investigation Claudia Duque collectionne les récompenses : Prix du courage en journalisme 2010, Prix de la liberté de la presse de Reporters sans frontières en Suède, l’une des 100 héros de l’information selon cette ONG de défense des journalistes. Mais cette femme, née à Pereira, dans l’ouest de la Colombie, a aussi vu sa vie et celle de ses proches menacées de nombreuses fois. En 25 ans de carrière, elle a subi menaces, kidnapping et autres formes de harcèlement, pour avoir dénoncé la corruption, le harcèlement sexuel et enquêté sur le meurtre d’un journaliste. A cinq reprises, la Coalition pour une presse libre (One Free Press Coalition), plateforme regroupant des grands médias du monde entier, l’a placée parmi les 10 cas les plus urgents de journalistes menacés dans le monde.

La lutte contre l’impunité est le principal combat de Claudia Duque. Ses enquêtes révèlent que 95,23% des assassinats de journalistes restent impunis en Colombie. En 1999, lorsque le journaliste et satiriste Jaime Garzon est assassiné, Claudia Duque investigue, sans se douter que cette enquête lui mettra une cible dans le dos. Pour elle, la mort de Garzon est « l’assassinat de la liberté d’expression en Colombie ». En 2001, elle se fait enlever en taxi à la sortie d’une conférence. Elle est retenue trois heures, au cours desquelles on lui dira de « laisser les morts en paix ». Entre 2001 et 2008, Claudia Duque fuit le pays à trois reprises, mais à chaque fois, les menaces reprennent à son retour. Elle reçoit des appels anonymes avec musiques de funérailles, coups de feu ou cris de terreur. Sa fille, adolescente, est menacée de mort et de viol à son tour. Elle découvre que les gardes du corps qui lui ont été assignés par le gouvernement sont en fait chargés de la surveiller. En 2016, elle est suivie par un homme armé. Des espions s’introduisent chez elle en son absence. En 2017, sa voiture est attaquée deux fois.

Alvaro Uribe a qualifié Claudia Duque de "sympathisante du terrorisme". Cette accusation donnait suite à une publication de la journaliste dans le Washington Post, où elle révélait son implication dans des activités illégales. (©El Tiempo)

Alvaro Uribe a qualifié Claudia Duque de "sympathisante du terrorisme". Cette accusation donnait suite à une publication de la journaliste dans le Washington Post, où elle révélait son implication dans des activités illégales. (©El Tiempo)

Pour Claudia Duque, c’est de la torture psychologique. Lorsqu’elle met la main sur des dossiers de la DAS, le service de renseignements colombiens, en 2010, elle découvre qu’il s'agit là de ses bourreaux. « Nous avons un système de protection qui est considéré comme exemplaire, mais mes enquêtes montrent qu'il est imprégné par le crime organisé. Des responsables de l'ancienne police secrète (DAS) agissaient illégalement contre des journalistes. Des mesures de protection finissent par être des mesures d'espionnage, » a-t-elle confié à notre équipe. Elle sera aussi la cible de l’ex-président Alvaro Uribe, qui l’accuse d’être une sympathisante du terrorisme. Une accusation infondée qui suit une publication de la journaliste, dans laquelle elle dénonçait l’implication de l’ex-président dans des activités illégales.

Aujourd’hui, Claudia est en procès contre ses présumés harceleurs. Une injonction du juge lui interdit de donner son opinion sur l’affaire, au risque de 10 années d’emprisonnement. Elle refuse cependant ce « silence forcé », et compte bien continuer à se battre contre l’impunité.

Malgré la paix, une société marquée par l’héritage violent de la guerre

Par Agathe Marty

Pour comprendre les raisons de cette violence contre les journalistes dont témoignent Roméo Langlois et Claudia Duque, il faut replonger dans l’histoire de la Colombie.  


« Colombiens, aujourd’hui, je m’adresse à vous avec une profonde émotion et une grande joie. Aujourd’hui commence la fin de la souffrance, de la douleur, de la tragédie de la guerre ».  C’est par ces mots que Juan Manuel Santos, ancien président de la Colombie, annonçait à ses concitoyens l’accord de paix avec les FARC, en octobre 2016.

La population colombienne a subi, durant cinquante ans, des affrontements entre le gouvernement et les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) ainsi que d’autres guérillas. Des affrontements d’une terrible violence qui ont fait 260 000 morts, 45 000 disparus et 6,9 millions de déplacés selon un rapport de l’ONU. Durant cette guerre, presque chaque famille colombienne a vécu une perte. Un traumatisme qui a provoqué une division de la population toujours vivace.

Le conflit commence dans les années 1960, lorsque les guérillas s'arment pour demander une répartition égale des terres. Au fil des décennies, ce conflit complexe a vu plusieurs acteurs s’affronter pour récupérer des terres ou avoir le contrôle du trafic de drogue ; les FARC, l’Armée de libération nationale, l’Armée populaire de libération et des milices paramilitaires d’Autodéfenses unies de Colombie.

En 2016, le président colombien Juan Manuel Santos et le commandant en chef des FARC Rodrigo Londoño signent un accord de paix. D’abord refusé par référendum, le traité a finalement été revu et signé le 24 novembre 2016. Un espoir de paix pour le gouvernement, pour la population et aussi pour les journalistes qui prenaient de gros risques et subissaient souvent la mainmise des groupes armés d’un côté, et du gouvernement de l’autre.

Mais les blessures ne se sont pas refermées malgré les accords de paix, et cet héritage fait de la Colombie un terrain où il est difficile pour les journalistes d’effectuer leur travail sans encourir de risques, et sans subir les pressions qui peuvent découler du clivage encore présent entre le gouvernement et les guérillas ou groupes armés.

Le conflit armé en Colombie a trouvé son origine en 1964 (©Raul Arboleda)

Le conflit armé en Colombie a trouvé son origine en 1964 (©Raul Arboleda)

Où en est la Colombie aujourd’hui ?

« Aujourd’hui, c’est encore plus difficile de travailler [pour les journalistes]. C’est devenu très dangereux en Colombie, encore plus qu’avant car il n’y a plus les structures nationales, pyramidales qu’il y avait avant, » raconte Roméo Langlois, anciennement correspondant pour France 24 dans ce pays. Si les accords de paix ont apporté de l’espoir et ont vu largement diminuer les violences par rapport aux années 2000 très meurtrières, la paix n’est pour autant pas totalement rétablie. Comme l’explique Roméo Langlois, des guérillas continuent d’exister dans le pays, et des alliances complexes se créent entre des groupes armés. C’est sur ces propos que le journaliste est rejoint par Florence Panoussian, directrice de l’AFP à Bogota : « C’est devenu vraiment difficile d’aller sur le terrain, avant [les accords de paix], on pouvait en référer aux FARC et y aller, maintenant on ne sait plus à qui s’adresser. […]  Il y a certains endroits où treize groupes armés s’affrontent pour prendre le contrôle du trafic de drogue. Ce qui est compliqué c’est de ne pas savoir qui est l’ennemi et d’où peut venir le danger. »

50 ans de conflit, plus de 260 000 morts et 45 000 disparus (©Raul Arboleda)

50 ans de conflit, plus de 260 000 morts et 45 000 disparus (©Raul Arboleda)

« La société colombienne assiste à une montée en puissance des narcotrafiquants, » a raconté à notre équipe cette journaliste qui vit et travaille depuis 2015 en Colombie. Une montée en puissance qui constitue un réel problème pour la presse locale dans les provinces, au contact direct de ces groupes armés. Ces journalistes locaux, plus que les journalistes internationaux, subissent encore beaucoup de menaces des groupes armés qui tentent de maintenir une forme de contrôle.

Si les accords de paix ont fait diminuer l’intensité du conflit, la société colombienne reste ancrée dans une violence et des affrontements qui rendent le travail des journalistes très délicat, voire dangereux.

Les voix se lèvent, les corps tombent

Par Kimberley Lestieux

La violence de cette guerre s’est répandue dans les jungles comme dans les villes, jusque dans la société entière. Mais les Colombiens ne veulent plus de cette violence. Ils réclament la paix.


« En avant camarades, prêts à résister, à défendre nos droits, jusqu’à en mourir ». Ainsi chantent les rues de Colombie en novembre 2019. A cette période, une vague de révolte secoue le pays. Les Colombiens osent lever la voix contre le président Ivan Duque, au pouvoir depuis seulement 18 mois. En première ligne : étudiants, indigènes, Afro-Colombiens et défenseurs de l’environnement. Les oubliés du paysage médiatique. Dans un pays comme la France, les manifestations sont courantes. En Colombie, c’est un acte de courage. Leur but ? Dénoncer des violences et inégalités trop importantes dans la société. Une lutte qui n’est pas sans risque.

L’Organisation nationale indigène de Colombie (ONIC) rejoint le mouvement à Bogotá. Les femmes et hommes de la garde indigène ont parcouru des kilomètres pour atteindre la capitale. Ils dénoncent les assassinats des leaders autochtones depuis l’élection de Duque et le non-respect des accords passés avec l’ancien président Santos. Pourtant ces groupes manifestent depuis mars 2019, bien avant le ras-le-bol général. Leur mobilisation est passée inaperçue, presque invisible. Tout comme les indigènes dans la société colombienne. Ils sont beaucoup moins nombreux en Colombie que chez leurs voisins, comme l’Équateur ou la Bolivie. Ces natifs représenteraient 4,4% de la population selon le dernier recensement mené par le Département administratif national de statistiques.

La principale revendication : protéger leurs terres. Les resguardos, ou réserves, sont confisquées par les groupes armés ou par les multinationales, en quête des richesses du pays. La question des terres divise la Colombie depuis toujours. Entre les exploitations minières et pétrolières (illégales pour beaucoup), les narcotrafiquants et les multinationales, les peuples indigènes sont fréquemment déplacés de force. « Il y aura toujours des conflits entre les locaux et les grands groupes industriels dans les pays comme la Colombie, riche en biodiversité et qui veut se développer » raconte à notre équipe Helena Calle, journaliste pour Info Amazonia, un média spécialisé dans la région amazonienne. La survie des peuples indigènes dépend « de la santé de la nature ». La protection des terres est un moyen de faire perdurer leur culture, témoigne-t-elle.

La Colombie est le deuxième pays le plus riche en biodiversité au monde, mais elle traverse une grande crise environnementale. (©K.L.)

La Colombie est le deuxième pays le plus riche en biodiversité au monde, mais elle traverse une grande crise environnementale. (©K.L.)

Les intérêts économiques avant les droits humains

Ce sont souvent les femmes qui mènent la bataille, malgré le danger. Elles défendent les endroits reculés du pays où elles risquent d’être violées ou tuées. Helena Calle révèle qu’en Colombie, « le corps de la femme est un trophée de guerre. Une arme aussi ». Pour elle, il est clair que les conflits environnementaux aggravent les violences de genre. La Colombie est un des pays les plus dangereux au monde pour les défenseurs des droits humains. En 2019, 107 d’entre eux ont été tués selon un rapport de l'ONU.

En 2019, 107 défenseurs des droits humains ont été tués. http://www.indepaz.org.co/paz-al-liderazgo-social/

En 2019, 107 défenseurs des droits humains ont été tués. http://www.indepaz.org.co/paz-al-liderazgo-social/

Les lois sont censées assurer leur protection mais les grands groupes industriels, miniers et étatiques sont favorisés, relève Florence Panoussian, directrice à l’AFP au bureau de Bogotá. « La Colombie a une économie extrêmement libérale et un gouvernement d’ultra-droite. Le développement est plus important que tout. Le gouvernement a tendance à considérer les indigènes et les Afro-Colombiens avec beaucoup d’arrogance et ça ne va pas en s’arrangeant, » explique-t-elle.

Les politiques ne prennent pas en considération ces minorités. Les médias non plus. Ils sont peu représentés et s’ils le sont, ils sont criminalisés, infantilisés. Les journaux les plus populaires ont, certes, des rubriques environnement, mais ils ne traitent pas en profondeur le sujet et évitent les grandes questions de l’accaparement des terres par les groupes industriels, et des violences contre les indigènes. Il y a peu de diversité dans les rédactions, ce qui explique aussi les choix des sujets. « La Colombie est un pays classiste, ici les gens ne se mélangent pas » raconte Florence Panoussian :

L’Europe aime les sujets écologiques, mais elle peine à s’intéresser à la violence sociale, économique et physique subie par les peuples indigènes et les défenseurs de l’environnement en Colombie. Il est « difficile de couvrir la violence dans les communautés car elle est sporadique. Les gens ne s’y intéressent pas. C’est la loi du mort au kilomètre », estime Florence Panoussian. Anastasia Moloney, correspondante en Colombie pour Reuters, confirme cette idée. Selon elle, les sujets qui intéressent l’Europe, « c’est ce qui fait vendre ». L’accord de paix, la forêt amazonienne, la drogue… Tous les sujets un peu clichés et spectaculaires.

Si les minorités et les luttes pour l’environnement sont mal représentées dans les médias colombiens, ce qui nuit au pluralisme, les migrants qui souffrent eux aussi de problèmes sociaux sont davantage présentés. Peut-être parce qu'il est plus facile de rejeter la faute sur le pays voisin : le Venezuela, un concurrent de longue date. Les Colombiens aiment se montrer en héro accueillant la « misère du monde ». Mais pour traiter des problèmes internes comme la corruption, la presse est plus prudente.

Si de corruption il est question, les menaces pleuvront

Par Enora Hillaireau

Généralisée mais pudique, la corruption préférerait être absente des médias colombiens. En parler est un jeu dangereux pour les journalistes, qui risquent menaces, censure, et intimidations.


Imaginez-vous un soir à l’heure de l’EuroMillions. Jackpot : quinze millions d’euros. De quoi s’offrir une voiture, et un logement, et un voyage. Quinze millions d’euros de rêves. En Colombie, c’est l’équivalent du trou annuel dans le budget de l’Etat causé par la corruption. Quinze millions d’euros, soit 5,3% du Produit Intérieur Brut du pays – deuxième économie d’Amérique Latine – s’évaporent chaque année, selon la plus haute instance de contrôle fiscal de Colombie. Dans son classement annuel des pays des moins aux plus corrompus, l’ONG Transparency International place la Colombie 96e sur 180. Réseaux criminels, narcotrafiquants, entreprises, sphères politiques et étatiques. Un véritable « sport national » selon la directrice du bureau local de l’AFP (en Colombie), Florence Panoussian.

De la corruption découlent l’inégalité des chances et une violence divisant la société. Qualité d’enseignement variable, projets de construction négociés par copinage, politiciens élus par achat de voix, manque de budget public pour les hôpitaux et écoles : les Colombiens en ont assez. Ils manifestent depuis le 21 novembre 2019. La revendication : l’égalité. Cinq cents personnes ont été blessées, 204 arrêtées et quatre tuées depuis le début des protestations, d’après les chiffres de l’AFP sur place.

Sur une échelle des moins aux plus corrompus, la Colombie est 96e sur 180. (©transparency.org)

Sur une échelle des moins aux plus corrompus, la Colombie est 96e sur 180. (©transparency.org)

Corruption et bouche cousue

Dès qu’il est question de corruption, les interlocuteurs se font rares. Les témoins « ne veulent pas qu’on les cite », nous raconte Nathan Jaccard, directeur de la branche latino-américaine de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (le Projet contre le Crime organisé et la Corruption, ou OCCRP). Il témoigne de techniques de censure discrète subies quand il travaillait pour les quotidiens nationaux El Tiempo et La Semana : « Un rédacteur en chef ne dira jamais ‘Tu ne peux pas faire ce sujet’, il utilisera une forme plus subtile : ‘Peut-être pour une prochaine semaine ?’. »

Conscients des risques, les journalistes colombiens se restreignent de leur propre chef. « Ceux qui traitent de sujets concernant l’armée ou la corruption dans le gouvernement courent des risques énormes », révèle Anastasia Moloney, correspondante pour Reuters en Amérique Latine. La violence métamorphose les journalistes en leurs propres censeurs.

Impactant chaque strate de la société, la corruption est un "sport national" en Colombie d'après Florence Panoussian. (©Matador)

Impactant chaque strate de la société, la corruption est un "sport national" en Colombie d'après Florence Panoussian. (©Matador)

« Une pierre tombale sur sa voiture »

En contact direct avec la corruption au quotidien, « les journalistes locaux sont les principales victimes d’assassinats », déplore Nathan Jaccard. Les médias régionaux sont dépendants des subventions de l’Etat. Et comment dénoncer la main qui vous nourrit ? Par manque de moyens, les journaux locaux n’ont pas de quoi s’offrir des avocats pour protéger leurs journalistes, contrairement aux grands médias de l’envergure d’El Tiempo. Ils se retrouvent démunis face aux menaces de poursuites judiciaires, comme l’a vécu Nathan Jaccard, travaillant pourtant alors dans un média national.

« Il est possible d’enquêter sur la corruption, mais c’est toujours délicat. » Le ton de voix de Nathan Jaccard devient plus sérieux encore quand il évoque un de ses confrères de La Semana, récemment menacé de mort pour avoir dénoncé une affaire de corruption dans l’armée. « Son père et son frère ont reçu des lettres, et un jour, il a trouvé une pierre tombale à son nom sur sa voiture. »

Face aux risques encourus, certains journalistes n’ont d’autre choix que de fuir le pays, à l’image de Claudia Duque, journaliste d’investigation harcelée, kidnappée et espionnée. La justice locale garantit des mesures de protection pour les cas les plus graves, des gilets pare-balles au combo escortes/voiture blindée. Mais une ombre assombrit ces dispositifs, souligne Florence Panoussian : « certains juges sont corrompus, des procureurs, des policiers... En Colombie, on ne sait jamais à qui on a affaire. » La presse elle-même baigne dans cette atmosphère de corruption.

Hommes d’affaires, patrons de presse

Par Fanny Gallezot

©Wikipedia, Pedro Felipe

©Wikipedia, Pedro Felipe

La concentration des médias dans les mains de grands groupes et grandes familles très proches de l'univers politique, pèsent sur la liberté de la presse.


« La concentration de la propriété des médias est une menace envers la liberté de la presse, léguant un pouvoir excessif à des individus, des gouvernements ou des personnalités politiques », indique la Fédération internationale des journalistes (FIJ). 

 En surface, l’univers médiatique colombien semble diversifié : on y trouve quatre journaux nationaux, une cinquantaine de journaux régionaux, plus de 1 500 stations de radio et une cinquantaine de chaînes de télévision régionales, locales.

Pourtant, en Colombie trois grandes entreprises concentrent à elles seules 57 % des audiences totales pour les secteurs de la presse écrite, de la radio et du web.

Comme l’indique l’étude menée par Reporters Sans Frontières sur les propriétaires de médias en Colombie : « l’organisation Luis Carlos Sarmiento Angulo, Ardila Organisation Lulle, et Valorem ont des entreprises dans de nombreux secteurs de la communication. »

D’après le magazine Forbes, la société Luis Carlos Sarmiento Angulo, a pour actionnaire l’homme le plus riche de Colombie qui a donné son nom à l'entreprise même. L’organisation a des activités en dehors de l’univers médiatique, comme dans le domaine de l’agro-alimentaire, de l’énergie et du gaz, mais également de l'hôtellerie et de l’immobilier. Le groupe Santo Domingo - Valorem est également actif dans l'univers des médias, mais aussi dans les secteurs de l’industrie, du commerce, de l’immobilier et des transports. Quant à la société Ardila Lulle, elle est présente dans l’agro-alimentaire, l’immobilier et les finances comme ses autres partenaires, mais se trouve également dans l’automobile et les sports. 

Les deux plus grands journaux nationaux colombiens, La Semana et El Tiempo, sont aux mains de grands groupes bancaires ou sont fortement influencés par les élites politiques et économiques. « On s’auto-censure en raison des intérêts commerciaux et notamment des propriétaires des médias » déplore Nathan Jaccard, journaliste ayant travaillé pour ces deux quotidiens, exerçant actuellement pour le Projet contre le Crime et la Corruption (OCCRP).

Même problème avec la télévision : ce média, qui domine le marché avec 96 % d’audience par rapport aux radios et à la presse écrite, est loin de faire preuve d’objectivité

« Du journalisme d’opinion, plus que du journalisme d’information »

La plupart des chaînes suivent des lignes très partisanes, et selon leur camp, contribuent à des discours clivants. La Radio Cadena Nacional (RCN) est une chaîne de télévision colombienne, connue pour sa proximité avec le gouvernement. « Une télévision biaisée, avec beaucoup de commentaires sensationnalistes » dénonce Florence Panoussian qui souligne que nombre de médias « ne sont pas factuels ». . En Colombie, la pratique du journalisme serait « de l’opinion, plus que du journalisme d’information » ajoute-t-elle. 

Pour son documentaire Colombie, à balles réelles diffusé sur France 24, Roméo Langlois explique que s’il avait souhaité s’adresser à une chaîne de télévision colombienne, « elle aurait essayé de changer [son] montage, de [le] mettre en commentaire plus partisan. » Il ajoute : « Je pense que la rédaction aurait essayé de maîtriser plus l’objet de mon travail, et notamment la narration. » Comme il l’indique, pour traiter de certains sujets, de nombreuses précautions doivent être prises par les journalistes afin d’éviter de graves conséquences. « Une propagande du gouvernement » qu’il dénonce, mais également des pressions de la part des rédactions elles-mêmes qui décident de censurer certains propos ou de s’auto-censurer. 

Des menaces politiques pèsent également sur les journalistes, beaucoup se retrouvent restreints pour traiter de sujets dits sensibles. Les responsables politiques ou économiques peuvent entraver la vie professionnelle du journaliste : « on peut ne pas être invité aux conférences de presse, ne pas donner d’interview ou fermer l’accès aux évènements que l’on souhaite couvrir » ajoute Roméo Langlois. Une violence de la part du pouvoir sur les journalistes, qui empêche nettement la pluralité des points de vue. « Les médias appartiennent à des grands groupes, grandes familles colombiennes ou groupes économiques, » conclut la directrice de l’AFP.

« On peut ne pas être invité aux conférences de presse, ne pas donner d’interview ou fermer l’accès aux évènements que l’on souhaite couvrir » raconte Roméo Langlois. (©KAP)

« On peut ne pas être invité aux conférences de presse, ne pas donner d’interview ou fermer l’accès aux évènements que l’on souhaite couvrir » raconte Roméo Langlois. (©KAP)

En plus de ces menaces sur la pluralité de la presse, s’ajoutent celles, plus concrètes, des narcotrafiquants.

Coca, journalistes et gouvernement : une relation toxique

Par Jennifer Beghin

Outre les pressions internes dans leur rédaction, les journalistes doivent aussi affronter les menaces extérieures. Narcotrafiquants et gouvernement représentent un danger : la drogue est un des sujets les plus sensibles à traiter. 


C'est le 2 septembre 2019. Un groupe armé crible de balles un véhicule et l’incendie. Cinq personnes perdent la vie dans cette attaque qualifiée de « terroriste » par le gouvernement colombien. Les autorités accusent le Mayiumubu, un groupe d’anciens guérilleros des FARC, d’être à l’origine de la tuerie. Karine Garcia fait partie des victimes. Elle était candidate à la mairie de Suarez, en Cauca. Cette région du nord-ouest du pays est un lieu stratégique du trafic de cocaïne. 

« C’est grâce à la coca que les finances colombiennes se maintiennent » estime Daniel Pécaut, sociologue spécialisé en histoire politique colombienne. (©Insight crime)

« C’est grâce à la coca que les finances colombiennes se maintiennent » estime Daniel Pécaut, sociologue spécialisé en histoire politique colombienne. (©Insight crime)

La Colombie est le premier producteur au monde de coca, la plante servant de base à la cocaïne. Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), sa production a atteint le poids record de 1 976 tonnes en 2017. Derrière ce commerce illégal se cache une guerre violente entre les narcotrafiquants et le gouvernement. Au milieu, paysans et journalistes se retrouvent submergés par la peur. 

Un pilier de l’économie colombienne

La coca est un pilier de l’économie colombienne. Son marché pèserait 2,7 milliards de dollars et serait le troisième poste d’exportation du pays. « C’est grâce à la coca que les finances colombiennes se maintiennent », a expliqué à notre équipe Daniel Pécaut, sociologue français et spécialiste de l’histoire sociale politique de la Colombie et des phénomènes de violence qui ont marqué le pays. 

Les groupes armés de trafiquants contrôlent des régions entières du pays et leurs habitants. Il est très difficile pour la presse colombienne d’aborder le sujet du narcotrafic.  « Cette question est très délicate, surtout pour les journalistes locaux.  Beaucoup sont assassinés, menacés, ou obligés de quitter le pays parce qu’ils enquêtaient sur les barons de la drogue », explique Roméo Langlois, ancien correspondant pour France 24 en Colombie.

Une « propagande » pour masquer l’échec 

« Les journalistes internationaux peuvent parler librement des narcotrafiquants », affirme Florence Panoussian, directrice du bureau de l’AFP à Bogota. Un sujet libre ? Pas totalement. Il reste la barrière de l’accès à ce terrain dangereux : « On doit être accompagné de l’armée ou d’une ONG », nuance-t-elle.

Les journalistes étrangers peuvent assister aux opérations de destruction de champ de coca sous protection de l'armée. ©Capture d’écran Youtube « Colombie, à balles réelles » de Roméo Langlois pour France 24

Les journalistes étrangers peuvent assister aux opérations de destruction de champ de coca sous protection de l'armée. ©Capture d’écran Youtube « Colombie, à balles réelles » de Roméo Langlois pour France 24

Cette nécessité d'être accompagné soulève un autre risque : l’instrumentalisation de l’information par le gouvernement. Ivan Duque, président élu en mai 2018, a fait de la lutte contre le trafic de cocaïne sa préoccupation principale. Son objectif : réduire de moitié la surface de plantation de coca d’ici 2022-2023. Un défi de taille quand on sait que 70% des terres agricoles lui sont consacrées. En permettant aux journalistes de suivre l’armée lors des opérations de destruction de plantations de coca, le gouvernement s’assure « des opérations de communication », selon Roméo Langlois. 

Cette propagande est d’autant plus nécessaire pour Duque que les effets de sa politique ne sont pas ceux escomptés. « C’est un échec. Les accords de paix entre le gouvernement et les FARC ayant mis fin aux inspections aériennes, les plantations de coca ont augmenté de 200 000 hectares depuis 2016 », affirme Daniel Pécaut. S’ajoute à cela de nombreuses critiques de la part des paysans : les plantes de substitution ne permettraient pas de vivre, la sécurité des producteurs ne serait pas assurée et les infrastructures promises par l’État n’ont pas été construites. 

Pour aider la Colombie à mettre fin au narcotrafic et à sa violence, les États-Unis ont débloqué cinq milliards de dollars. L’agence américaine US International Development Finance Corporation interviendra dans les zones rurales touchées par le trafic de drogue. Aux yeux de Roméo Langlois, c’est une guerre « absurde » contre le narcotrafic. Il remarque que « plus on attaque la cocaïne, plus son coût augmente, plus les mafias s’enrichissent et plus des régions entières sont déstabilisées. » Son avis est partagé par beaucoup de Colombiens qui craignent que cette politique n'engendre une nouvelle spirale infernale de la violence.

“En Colombie, il y a une vraie liberté d’expression. Mais certains en payent le prix”, comme nous le confie le journaliste Roméo Langlois. Presse soumise à des pressions politiques et économiques. Drogue et corruption. Minorités ethniques sous-représentées.

Maintenant demandez-vous : combien de ces problèmes sont spécifiques à la Colombie ? La corruption est-elle un sujet tabou dans d’autres sociétés ? L’égalité des sexes est-elle respectée dans les médias occidentaux ? Les journaux sont-ils indépendants économiquement en France ?

Regardons le verre à moitié plein : des journalistes se battent pour que la liberté d’expression soit appliquée. Des ONG défendent les droits des journalistes. Les Colombiens manifestent pour exprimer leur ras-le-bol des inégalités.

Colombie, liberté de la presse en cours d’acquisition.